Digitized by the Internet Archive in 2010 with funding from University of Ottawa http://www.archive.org/details/contesbleuOOIabo CONTES BLEUS — IMI'. SIMON P.AÇON ET COMl'., U U li D ' E lî K U R 1 11 . 1. ^ EDOUARD LABOULAYE DE L INSTITUT CONTES BLEUS YVON ET FINETTE LA BONNE FEMME — POUCINET — CONTES BOHÈMES LES TROIS CITRONS — PIF PAF DESSINS PAR YAN' DARGENT Si Peau-d'ànc m'était conté. J'y prendrais un plaisir extrême. PARIS FURNE ET C'% LIBRAIRES- ÉDITEURS 43, nCE SAI M-ANDRÉ-DES - A r.T s, 45 M DCCC LXIV 7 3 23 \ iN^ _~V. X^^ if-m 1/-^=: tK, I ^(?(; ">^' i^i A MADEMOISELLE GAimiELLE DE LA liOULAYE '%.^ '•'"i*,./? ^^ Ma chère Petite-Fille, Tu as deux ans, tu n'es [)lus uu enfant. 11 te faudra bientôt apprendre tes lettres, et commencer ce rude labeur de s'instruire qui dure autant que la vie. Permets à toji grand-père de t'offrir ce livre doré, tout rempli de belles images qui amuseront la curiosité de tes yeux. Tu voudras savoir ce qu'elles disent : il faudra lire ; c'est là que je t'attends. Puissent mes petits héros te charmer avec leurs histoires, et t'épargncr des larmes qui ne servent à rien ! Un jour sans doute, quand tu seras une grande demoiselle de quinze ans, tu jetteras [^. w n, C! ce livre avec les [wiipées. IV'ul-ètie iiiènie te (leniandcras-tu coniniciii il se fait que Ion graiid-pèrc avec sa barbe giise ait eu assez peu de raison pour perdre son temps après de pareilles folies. Ne sois pas trop sévère, ma clièrc Gabrielle , fais-moi crédit de cin(| ou six ans d'indulgence. Si Dieu te prête vie, toi aussi tu auras des enlants, des petits- enfants peut-être; toi aussi, l'expérience t'apprcndia trop vite que ce qu'il y a de })lus vrai et de })lus doux dans la vie, ce n'est pas ce qu'on voit, mais ce qu'on rêve. Alors, en récitant mes contes à ces jeunes amis que je ne verrai pas, tu te rappelleras celui qui t'aimait toute petite, et peut-être auras-tu quel(|ue plaisir à dire à mes petits-neveux quel était ce bonbonnne qui mettait sa joie à amuser les enfants, ils t'écouteront, les yeux brillants, et seront fiers de leiu" bis- aïeul. Je ne veux pas d'autre gloire; cette immortalité me suffit. Sur ce, Mademoiselle, je dépose respec- tueusement à vos pieds l'hommage de mes Contes bleus, et je t'embrasse sur les deux joues. Ton vieux Grand-Père k^S^ /.- \ "^ r/i INTRODUCTION oici le temps de Noël, c'est la se- maine des en- fants ; ils sont rois dans la fa- mille, et comme tous les despotes, qui ne sont aussi que des enfants ^atés, ils abusent d'un pouvoir, qui, heureusement, ne dure que huit iours. 4 INTRODUCTION. A tout seigneur, tout honneur! Salut à Leurs Sérénis- sinies Gravités de huit ans, à Leurs Hautes Sagesses de douze ans, à Leurs MajestueusesSévérités de quinze ans! Messeigneurs et Mesdames, salut! Que Leurs Altesses daignent agréer ce bouquet que j'ai fait pour Elles : bruyères de Bretagne, anémones de Norvège, cycla- mens de Bohême, jasmin de Naples, et même œillets de Paris. Horace, le poëte latin, dit que le vrai sage est celui qui a vu beaucoup d'hommes et beaucoup de choses; je suis un grand sage, car je n'ai que trop couru. Le fruit de mes voyages, le voici : ce sont des contes de fées que j'ai recueillis de toutes parts. Plus j'ai connu les hommes, et plus je me suis aperçu qu'il n'y a de vrai que leurs rêves, et de raisonnable que leurs folies. Des contes de fées! diront les gens graves et les uti- litaires, qu'avons-nous besoin de ces niaiseries qui troublent l'imagination de nos enfants? — Prêtez-leur donc Barème, charmez-les avec l'histoire du Trois pour cent et de ses variations. Si vous n'y réussissez pas, laissez-nous les amuser et leur donner à eux un instant de plaisir, à vous un instant de repos. Heureux qui réunit autour de soi ce petit peuple remuant, qui attire ces grands yeux pleins de douceur ou de malice, INTRODUCTION. 5 qui fait à volonté passer la peur et la joie dans ces âmes innocentes! Quoi de plus aimable que ces en- fants qui, dans quelques années, quand vous l^s aurez élevés, seront de si vilains hommes! Quoi de plus gra- cieux que ces petites filles blanches et roses, têtes blondes et bouclées qui, un jour aussi, comme leurs mères. . . . feront le charme et Bon ! je n'ai plus d'en- cre au bout de ma plume ! Dédaigne qui voudra les contes de fées; pour moi, c'est une des joies de mon enfance, c'est un de mes plus doux souvenirs. Il y a quarante ans, quand j'avais récité sans y rien comprendre Lhomond, livre excel- lent dont une seule phrase m'est restée dans la tête, celle qui condamne toutes les grammaires : La méla- phijsique ne convient pas aux enfants^ on m'ouvrait en récompense la bibliothèque de mon grand-père. Je vois encore ce sanctuaire vénérable, où dans un demi- jour trônaient sur deux socles de marbre Voltaire et Rousseau, Qui depuis... Rome alors admirait leurs vertus. Nonotte lui-même n'avait pas imaginé de transfor- mer en misérables l'auteur d'Emile^ ni le défenseur de la Barre, de Sirven et de Calas. En passant j'admi- rais de beaux volumes dont il m'était seulement per- 6 IXTHODUCTION. mis de regarder le titre : la grande Encyclopédie, les in-quarto dorés de l'abbé Raynaljes œuvres du Pbilo- sopbe sans Souci, Rousseau et un Voltaire, édition de Kehl, qui n'en finissait pas, et j'arrivais enfin au livre qui occupait mes rêves, au plus charmant de tous les recueils, le Cabinet des Fées. Une fois en possession d'un de ces précieux volumes, je fuyais au bout du jardin, et là, sous un berceau tout garni de troènes, en face de la Seine et de l'Ile bordée de grands peu- pliers qui murmuraient à tous les souffles du vent, j'entrais avec transport dans le royaume de la fantaisie. Que de caravanes j'ai faites à la suite du prince For- tuné! Avec quelle inquiétude je voyais, sans pouvoir l'avertir, l'oiseau bleu tomber dans le piège que lui tendait l'infâme Truitone! Il y avait aussi une bonne petite grenouille qui mettait deux ou trois ans à grim- per un escalier pour sauver une malheureuse princesse condamnée pendant ce temps-là à faire des pâtés de pattes de mouche! elle m'a causé de cruelles émotions! Et les Mille et une Nuits! Ai-je assez suivi le calife et son grand vizir Giafar; ai-je assez tremblé pour la sœur deSclieherazade,et que volontiers j'aurais étran- glé le sultan, sans songer que la mort de ce monstre eût fait envoler tons mes rêves! . .. Quand Ija chienne du logis venait troubler mon illusion en mettant sa palte ou son museau sur le livre. INTRODUCTION^. 9 A lire ces merveilleux récits, je m'enivrais; il me semblait que les arbres, les eaux, les fleurs allaient me parler ou me répondre, et quand la cliienne du logis, inquiète de ce que je ne l'agaçais plus, venait troubler mon illusion en mettant sa patte ou son mu- , seau sur le livre, je la regardais avec un intérêt mé- lancolique, n'étant pas bien sûr que la pauvre Dra- gonne, avec ses yeux si doux et si intelligents, ne fût pas une princesse victime de quelque abominable fée. # ""^Ji x^. ^^ Heureusement ma princesse elle-même rompait le charme en abovant. «j Bien des années ont passé sur ces rêves, mais elles ne m'ont pas encore apporté cette sagesse dont on m'avait menacé. Entre autres faiblesses j'ai gardé l'amour des contes de fées. Et le soir, quand tout dort autour de moi, quand la tâche du jour est achevée, 2 10 INTRODUCTION. quand, las d'rtiidior co lono- tissu d'horrours oX de fo- lies qu'on nomme l'histoire, il m'est enfin permis d'être à moi, je retourne h mes amis d'enfance, qui sont là dans un coin connu de moi seul. Là, derrière la Fontaine, qui aimait tant Peau d'Ane; Voltaire, qui eût été le roi des conteurs, s'il avait eu moins d'esprit et un peu plus de retenue; Goethe, cet autre monstre philosophique qui toute sa vie aima l'Orient, les con- tes, les enfants et les fleurs, j'ai caché Perrault, les Mille et une Nuits et madame d'Aulnoy. Près de ces grands noms, voici des contes charmants du Nord et du Midi qui prouvent que partout où il va des hommes, il leur faut du merveilleux pour les consoler de la vie. Ici est le recueil des frères Grimin, là est le P entamer one na- politain, livre introuvable pour qui ne l'a pas cherché, œuvre pleine de gaieté et de malice; les Scandinaves y donnent la main aux Celtes; l'Orient est représenté par le roman d'Antar, par les contes sanscrits de So- madéva, que le savant Brockhaus a traduits en alle- mand, ])arVHitopadésa^ par le Trône enchanté^ par le Pantcha-Tantra ; les Persans aussi y ont leur place, et ne sont ni les moins ingénieux ni les moins hardis ; mais, hélas! le savant Julien ne nous a pas encore tra- duit du chinois leLiao-tclwi-tchl-i^ vingt-six volumes de liNTUÛDUCTION. 11 contes de fées, qui sans lui manqueront toujours à nos collections! D'où vient ce goût singulier que les hommes ont pour le merveilleux? Est-ce donc que le mensonge est plus doux que la vérité? Non, les contes de fées ne sont pas un mensonge, et l'enfant, qu'il s'en amuse ou qu'il s'en effraye, ne s'y trompe pas d'un instant. Les contes sont l'idéal, quelque chose de plus vrai que la vérité du monde, le triomphe du bon, du beau, du juste. L'in- nocence l'emporte toujours. Souvent, il est vrai, la victime passe trente ans dans un cachot avec des ser- . pents, quelquefois même on la coupe en morceaux, mais tout s'arrange à la fin : le méchant est toujours puni; il n'est pas besoin d'attendre un monde meilleur pour châtier le crime et couronner la vertu. C'est là qu'est le secret de ces récits merveilleux! Ce qui fait le charme des fées, ce n'est point l'or et l'ar- gent qu'elles sèment partout, c'est la baguette ma- gique qui remet l'ordre sur la terre et qui du môme coup anéantit ces deux ennemis de toute vie hu- maine, l'espace et le temps. Qu'importe que Grisé- lidis souffre quinze ans de l'exil et de l'abandon! l'épreuve hnic, elle sera jeune et aimable comme au pt*emier jour; 12 liMHODUCTlUN. Dans cet heureux pays des fées, ou ne se quitte que pour se retrouver, on ne souffre que pour être heu- reux, tandis que pour nous la douleur est une énigme et la vie une bataille sans fin où les meilleurs tombent les premiers. Là-bas, on ne vieillit pas et l'on aime tou- jours; ici, à peine notre cœur, revenu des folles ar- deurs de la jeunesse, commence-t-il à aimer sérieu- sement un objet digne de lui, que notre front se ride et que nos cheveux blanchis ne nous laissent du senti- ment que le ridicule. Là-bas, enunjour, en une heure, on sait tout; ici, c'est au prix de la vie que nous pour- suivons la vérité qui recule; elle fuit comme l'oiseau merveilleux, et quand enfin, après trente ans de peine, nous la sentons près de nous, quand notre main s'abaisse pour la saisir, une main plus puis- sante nous glace et nous porte au pays d'où nul n'est revenu. Hommes sérieux, laissez-nous donc oublier quelque- fois cette vie que vous nous rendez si triste. Vous ne pouvez donner à tous la santé, la fortune ni la puis- sance. Il vous faut donc des rêveurs pour aimer et faire aimer aux autres ces biens dont l'espérance seule vaut tous les trésors de la terre, mais que vous n'estimez d'aucun prix : la beauté, la justice, la liberté. Les rê- INTUODUCTION. Kl veurs ont cela de bon qu'ils ne prennent la part de personne; l'idéal lenr tient lieu de tout. Quand ou peut être le calife de Bagdad à ses heures, on voit de haut les ambitions du jour. Quel orateur vaudra jamais l'oiseau qui dit tout? En fait de dévouement et de res- sources, quel ministre approchera du Chat botté? Quant à moi une seule profession m'aurait souri peut- être, c'est la diplomatie. J'aurais voulu rechercher par 14 IiNTUODUCTlOiW toute l'Europe cette robe couleur du temps que Peau d'Aue a laissée à la cour, mais dont les hommes politi- ques, à ce qu'on assure, ont gardé les morceaux. Tout le reste m'est indifférent. L'expérience m'apprend tous les jours que le monde ne vaut pas l'empire de la fantaisie. Que si par hasard on osait accuser de paradoxe une opinion aussi sérieuse, ma réponse est toute prête. Je maintiens que la vérité vraie, celle que ne disait pas Figaro et que ne disent pas davantage ses héritiers po- litiques, est dans ces petits livres, et non dans de gros volumes qu'on prend au sérieux. Si le but de toute éducation est de faire des honnêtes gens, en apprenant aux enfants que la justice gouverne le monde, le conte de Barbe-hleue vaut mieux que l'Histoire de Henri VHl; Perrault estun politique plus sûr que Machiavel. Quel- que jour je ferai là-dessus un gros livre, qui immorta- lisera mon nom ; je le commencerai dès que, devenu un véritable érudit, j'aurai vu tomber sans regrets les feuilles d'automne et ma dernière illusion. En attendant, et de crainte que mes hauts et puis- sants Seigneurs, les Enfants, ne s'impatientent^ je linis cette Préface, aussi amusante qu'un discours de distribution des prix, et je dis en forme de péroraison ' INTRODUCTION. 15 Seigneurs, à tout conte, dit-on, il faut une morale. Les sages ont établi ce principe, et comme en géné- ral les conteurs ont oublié qu'il fallait prouver quel- que chose, on coud à leurs amusants récits quelque belle maxime qui n'y tient pas du tout. Je suivrai l'exemple de mes savants maîtres, et je vous dirai : a Messieurs, ne croyez pas que tous vous deviendrez princes en devinant des énigmes; ni vous. Mesdemoi- selles, n'imaginez pas que les fils de rois se dispute- ront votre pantoufle et votre main. La vie ne ressemble guère aux contes de Perrault ; les fées qu'on y rencon- tre sont un danger plutôt qu'un appui. Aujourd'hui, comme au temps de Virgile, la fortune n'aime que les audacieux. Et même pour les moins ambitieux, à qui suffit encore la paix de l'âme et l'étude, il n'est qu'un talisman pour conquérir ces biens si doux : c'est un labeur opiniâtre. L'enchanteur qui nous protège, c'est le travail ; lui seul nous modère dans la prospérité, lui seul nous aide à oublier nos misères. Travaillez donc avec courage, faites fortune même, si vous trouvez la fortune sur le chemin de l'honneur; mais ne méprisez pas le merveilleux qui amusa votre enfance; gardez toujours un coin pour l'illusion. Yous en aurez besoin contre les ennuis qui assiègent la vie; cette chimère 10 INTIIODUCTION. que dédaignent les habiles vous empêchera du moins de prendre trop au sérieux ce que le monde nomme sagesse, et qui n'est trop souvent que sécheresse, égoïsme et brutalité. » 20 dccemhre. '^■■•'iS^^^^fw, ^^-^^-^ YVON ET FINETTE CONTE BRETON 1 y avait une fois, en Bretagne, un noble sei- gneur, qu'on appelait le baron de Kerver. Son manoir était le plus beau de la province. C'était un grand châ- teau gothique, ^8 WON ET FINETTE. tout en ogives; les murs en étaient brodés à jour comme une guipure; de loin on eût dit d'une vigne courant sur un berceau. Au premier étage, les fenê- tres peintes et historiées, s'avançaient en balcon; il y en avait six au levant et six au couchant. Le matin, quand le baron, monté sur sa jument Isabelle, s'en allait en foret, suivi de ses grands lévriers, il saluait à chaque fenêtre une de ses filles qui, un livre d'heures à la main, priait Dieu pour la maison de Kerver. A voir leurs cheveux blonds, leurs yeux bleus, leurs mains jointes, on eût dit de six madones dans leur niche d'azur. Le soir, quand tombait le soleil, et que le baron rentrait au logis, après avoir fait le tour de ses do- maines, il apercevait de loin, aux fenêtres du couchant, six fils aux cheveux bruns, au regard assuré, l'espé- rance et la gloire de la famille. On eût dit de six cheva- liers sculptés au portail d'une église. Aussi, à dix lieues à la ronde, quand on voulait citer un heureux père et un puissant baron, amis et ennemis nommaient-ils le sire de Kerver. Le château n'avait que douze fenêtres, et le baron avait treize enfants. Le dernier, celui qui n'avait point de place, était un beau garçon de seize ans, qu'on appelait Yvon. Suivant l'usage, c'était le bien-aimé. ? "-=?.'- ^i Y VON ET FINETTE. 19 lie matin au départ, le soir au retour, le baron trou- vait toujours sur le seuil de la por- te Yvon qui l'attendait pour l'em- brasser. Avec ses cheveux blonds, qui lui tombaient au milieu du dos, sa taille cambrée, son air mu- tin, son geste hardi, Yvon était l'a- mour de tous les Bretons. A douze ans, il avait bra- vement attaqué et tué un loup à coups de hache; aussi l'avait-on sur- nommé Sans-Peur. C'est un titre qu'il méritait, car il n'y eut jamais de cœur plus hardi. / Un jour que le baron était resté au logis, et que, pour se délasser, il s'amusait à rompre une lance avec son écuyer, Yvon, en habit de voyage, entra dans la salle d'armes, et mettant un genou en terre : — Mon seigneur, et père, dit-il au baron, je vous demande votre bénédiction, car je prends congé de vous. La maison de Kerver est riche en chevaliers, et n'a besoin d'un enfant; il est temps que je cherche fortune. Je veux aller au loin, essaver mon bras et me faire un nom. 20 YVON ET FINETTE. — Tu as raison, Sans-Peiir, répondit le baron, plus ému qu'il ne voulait le paraître; je ne te retiens pas; je n'ai pas le droit de te retenir; mais tu es bien jeune, mon enfant, peut-être eût-il mieux valu rester encore une saison près de nous. — J'ai seize ans, mon père; à cet âge, vous vous étiez déjà battu contre un Rohan ; je n'ai pas oublié que nos armes sont une licorne éventrant un lion, et notre devise : en avant. Je ne veux pas que lesKerver aient à rougir de leur dernier enfant. Yvon reçut la bénédiction de son père, serra la main de ses frères, embrassa ses sœurs, dit adieu à tous les vassaux quipleuraient, et partit le cœur léger. «ff YVON ET FINETTE. 21 Sur sa route, rien ne l'arrêta ; une rivière, il la pas- sait à la nage; une montagne, il la franchissait; un bois, il le traversait en suivant le soleil. En avant te Kerver^ criait-il, dès qu'il rencontrait un obstacle, et bon gré mal gré, il allait toujours droit devant lui. Il y avait trois ans qu'il courait le monde, en cher- chant aventure; tantôt battant, tantôt battu, toujours gai et hardi, lorsqu'on lui offrit d'aller en croisade contre les païens de Norvège. Tuer des mécréants, et conquérir un royaume, c'était double plaisir; Yvon enrôla douze braves compagnons, fréta un petit navire, et arbora au grand mât un gonfanon bleu, avec la li- corne et la devise des Kerver. La mer était belle, lèvent favorable, la nuit sereine; Yvon, couché sur le tillac, regardait les étoiles, et cherchait celle qui jetait sa tremblante lumière sur le manoir paternel. Tout à coup le vaisseau toucha sur 22 yVON ET FINETTE. unroclior; on entendit nn craqnement terrible; les mâts tombèrent comme du bois mort, une lame ,_ _. énorme fondit sur le pont, et em- porta tout ce qui s'y trouvait. — En avant les Kerver^ criaYvon, dès qu'il reparut au-dessus de l'eau; et il se mit à nager aussi tranquillement que s'il se baignait dans les fossés du vieux château. Par bonheur la lune se leva; Yvon aperçut à quelque distance une tache noire au milieu des flots argentés, c'était la terre. Il s'en approcha, non sans peine, et finit par y aborder. Mouillé jusqu'aux os, épuisé, hors d'haleine, il se traîna sur le sable, et sans plus s'inquiéter, il fit sa prière et s'endormit. II Le matin, à son réveil, Yvon essaya de reconnaître le pays où le hasard l'avait jeté. 11 aperçut dans le loin- tain une maison grande comme une cathédrale, avec des fenêtres qui avaient cinquante pieds de haut. 11 YVON ET IINETTE. 25 marcha tout un jour, avant d'y arriver, et enfin se trouva en face d'une porte immense, avec un marteau si lourd que la main d'un homme ne pouvait le sou- lever. Yvon prit une grosse pierre, et se mit à frapper. — Entrez, dit une voix qui retentit comme le mu- gissement d'un bœuf; au môme instant la porte s'ou- vrit, et le petit Breton se trouva face à face avec un géant qui n'avait pas moins de quarante pieds. U YVOiN ET FINETTE- — Comment t'appelles-tu, et que vieus-tu faire ici? dit le géant, en prenant notre aventurier au collet, et en l'élevant de terre pour le voir plus à son aise. — Je m'appelle Sans-Peur^ et je cherche fortune, répondit Yvon, en regardant le monstre d'un air de déli. — Eh bien, brave Sans-Peur, ta fortune est faite, dit le géant d'un ton de moquerie; j'ai besoin d'un valet, je te prends à mon service. Tu vas entrer de suite en fonction. Voici l'heure où je mène paître mon trou- peau; tu nettoieras l'étable. Je ne te donne pas autre chose à faire, ajouta-t-il en riant du bout des lèvres, tu vois que je suis un bon maître. Fais ta besogne, et surtout ne rôde pas dans la maison, il y va de la vie. — Certes, j'ai un bon maître, l'ouvrage n'est pas rude, pensa Yvon, quand le géant fut parti. J'ai, Dieu merci, le temps de balayer l'étable. Que faire en attendant, pour me désennuyer? Si je visitais la mai- son? Puisqu'on me défend d'y regarder, c'est qu'il y a quelque chose à voir. il entra dans la première pièce; il y avait une grande cheminée, avec une marmite accrochée à une cré- maillère. Le pot bouillait , cependant il n'y avait pas de feu dans l'âtre. YVON ET FINETTE. 25 — Qu'est cela, dit le Breton ; il y a du mystère là dessous. Il coupa une mèche de ses cheveux, la trempa dans la marmite, et la retira toute cuivrée. — Oh ! oh ! s'écria-t-il ; voilà un houillon d'une nou- velle espèce; à l'avaler, on se mettrait une cuirasse dans l'estomac. 11 passa dans la seconde chambre; là encore était un pot suspendu à une crémaillère, et qui cuisait sans feu. Yvon y trempa une mèche de cheveux, il la retira tout argentée. — Dans la maison des Kerver, pensa-t-il, le bouil- lon n'est pas si riche, mais peut-être a-t-il meilleur goût. V Sur quoi, il entra dans la troisième pièce. Là aussi était un pot suspendu à une crémaillère, et qui cui- sait sans feu. Yvon y trempa une mèche de cheveux, et la retira toute dorée. L'éclat en était si vif qu'on eût dit d'un rayon de soleil. — Bon! s'écria-t-il; dans notre Bretagne, les vieilles gens ont un proverbe qui dit : Tout va de pis en pis; ici, c'est le contraire; tout va de mieux en mieux. Qu'est- ce que je vais donc trouver dans la quatrième chambre, une soupe aux diamants? 11 poussa la- porte et vit quelque chose de plus rare 2G YVON ET FINETTE. que les pierreries. C'était une jeune femme d'une si merveilleuse beauté, qu'à son aspect, Yvon ébloui, se mit à genoux — Malheureux 1 s'écria-t-elle d'une voix tremblante, que faites-vous ici? — Je suis de la maison, répondit le Breton; ce ma- tin le géant m'a pris à son service. — A son service! reprit la jeune femme. Que le Ciel vous en retire ! — Pourquoi cela? dit Yvon. J'ai un bon maître, l'ou- vrage n'est pas rude. Une fois l'étable balayée, ma be- sogne est finie. — Oui, etcommentvousyprendrez-vou s? dit l'étran- gère. Si vous faites comme tout le monde, pour cha- que fourche de fumier que vous sortirez par la porte, il WON ET FINETTE. 27 en reiilrera dix par la fenêtre. Mais je vous dirai ce qu'il i'aut l'aire. Tournez la fourche, balavez avec le manche, le fumier s'enfuira de lui-même et d'un seul coup. — J'obéirai, dit Yvon; sur quoi il s'assit auprès de la jeune femme et se mit à causer avec elle. C'était une hlle de fée, dont le misérable géant avait fait son esclave. Entre compagnons d'infortune, l'amitié n'est pas lon- gue à venir; avant la hn du jour, Finette (c'était le nom de l'étrangère) et Yvon s'étaient déjà promis d'être l'un à l'autre, s'ils pouvaient échapper à leur abominable maître. Le difficile était d'en trouver le moyen. ^ Les heures passent vite quand on cause de cette fa- çon, le soir approchait; Finette renvoya son nouvel ami en lui recommandant de balayer l'étable avant l'arrivée du géant. Yvon décrocha la fourche, et sans être trop défiant, il voulut s'en servir comme il avait vu faire dans son vieux château; mal lui en prit, et il en eut bientôt assez; car en moins d'un instant il y eut tant de fu» mier dans l'écurie que le pauvre garçon ne savait plus où se mettre. 11 ht alors comme Finette lui avait dit, il tourna la fourche et balava avec le manche. En un 28 WON ET FINETTE. clin d'œil l'étable fut aussi propre que si jamais bétail n'y était entré. La besogne iinic, Yvon s'assit sur un banc à la porte de la maison. Aussi- tôt qu'il aperçut le géant, il leva la tête au ciel, et fit dan- ser ses jambes en chantant une chan- son de son pays. — As-tu nettoyé l'etable? demanda le géant en fron- çant le sourcil. — Tout est prêt, JMÏiil^^R^^^ notre maître, ré- pondit Yvon sans se déranger. — C'est ce que nous allons voir, hurla le géant; il entra dans l'écurie en grondant, trouva tout en ordre, et sortit furieux. YVOiN ET FINETTE. 29 — Tu as VU ma Finette, cria-t-il, ce n'est pas de ta cervelle que tu aurais tiré cette malice. — Qu'est-ce que c'est que Ma finette^ dit Y von, en ouvrant la bouche et en fermant les yeux. C'est-y une bète de ce pays-ci? notre maître, faites-la moi voir. — Tais-toi, imbécile, répondit le géant; tu ne la verras que trop tôt. Le lendemain, le géant ressembla ses brebis pour les mener aux champs, mais avant de partir, il ordonna à Yvon d'aller, dans la journée, lui chercher son cheval, qui était au vert sur la montagne. — Après cela, lui dit-il, en riant du bout des lè- vres, tu pourras te reposer tout le long du jour. Tu vois que je suis un bon maître. Fais ta besogne, et sur- tout ne rôde pas dans la maison, sinon, je te coupe la tète. Yvon laissa passer le Cyclope, en clignant des yeux. — Certes, disait-il entre ses dents, tu es un bon maître; la malice ne t' étouffe pas; mais, malgré tes menaces, je vais entrer dans la maison, et causer avec ta Finette; reste à savoir si ta Finette ne sera pas à moi plutôt qu'à toi. Il courut à la chambre de la jeune fille : — Victoire, cria-t-il en entrant, je n'ai rien à faire 50 YVON ET IINKTÏE. de la journée que d'aller à la montagne pour en rame- ner le cheval. — Très-bien, luidit Finelte; comment vous y pren- drez-vous? — Voilà une belle question, reprit Yvon. Est-ce chose malaisée que de conduire un cheval? j'imagine que j'en ai monté de plus méchants que celui-là. — Ce n'est pas aussi facile que vous pensez, ré- pondit Finette; mais je vous dirai ce qu'il faut faire. Quand vous approcherez de l'animal, flamme et feu sortiront de ses naseaux comme d'une fournaise; mais prenez le mors qui est caché derrière la porte de l'écurie, jettez-le droit entre les dents du che- val, aussitôt il deviendra doux comme un mouton, et vous en ferez ce que vous voudrez. — J'obéirai, dit Yvon. Sur quoi il s'assit auprès de Finette, et se mit à cau- ser avec elle. De quoi par- lèrent-ils? De toutes choses et d'autres encore ; mais, si loin qu'ils allassent dans leurs fantaisies, ils en revenaient toujours là, qu'ils s'étaient promis d'être l'un à l'autre; et qu'il fallait YVON ET FINETTR. TA échapper au géant. Les heures passent vite quand on cause de cette façon. Le soir approcliait; Yvon avait oublié le cheval et la montagne; Finette fut obligée de le renvoyer, en lui recommandant de ramener l'a- nimal avant l'arrivée du maître. Yvon prit le mors qui était caché derrière la porte de l'écurie, et courut à la montagne. Et voilà un cheval presque aussi gros qu'un éléphant qui approche au galop, en jetant feu et flammes par ses naseaux. Yvon attendit de pied ferme l'énorme bête, et quand 52 YYON ET FINETTE, elle ouvrit une mâchoire béante, il y jeta le mors. Aus- sitôt le cheval devint doux comme un mouton. Yvon le fit mettre à genoux, lui grimpa sur le dos, et revint tranquillement au logis. J.a besogne finie, notre Breton s'assit sur le banc, à la porte de la maison. Dès qu'il aperçut le géant, il leva la tète au ciel et fit danser ses jambes, en chan- tant une chanson de son pays. — As-tu ramené le cheval? demanda le géant en fronçant le sourcil . — Oui, notre maître, répondit Yvon sans se déran- ger. C'est une jolie bète et qui vous fait honneur ; c'est doux, bien gentil et bien élevé. Il est là qui mange à l'écurie. — C'est ce que nous allons voir, hurla le géant; il en- tra en grondant, trouva tout en ordre et sortit furieux. \ '"^ YVON ET FINETTE. 53 — Tu as vu ma Finette, cria-t-il; ce n'est pas de ta cervelle que tu aurais tiré cette malice-là. — Notre maître, dit Yvon, en ouvrant la bouche et en fermant les yeux, c'est donc toujours la même histoire. Qu'est-ce que c'est que Mafinelte? Une bonne fois pour toutes, faites -moi voir ce monstre-là . — Tais-toi, imbécile, répondit le géant; tu ne la verras que trop tôt. Le troisième jour, dès l'aurore, le géant rassembla ses brebis pour les mener aux champs; mais avant de partir, il dit à Yvon : — Aujourd'hui, tu iras en Enfer toucher ma rente. Après cela, continua-t-il en riant du bout des lèvres, tu pourras te reposer tout le long du jour. Tu vois que je suis un bon maître. — Un bon maître, soit, murmura Yvon; mais la tâche n'en est pas moins dure. Allons voir ma Finette, comme dit le géant; j'ai grand besoin qu'elle me tire d'affaire aujourd'hui. Quand Finette eut demandé à son ami quelle était la besogne du jour. 5 54 YYON ET FINETTE. — Eh bien! lui dit-elle, comment vous y prendrez- vous cette fois? — Je n'en sais rien, dit tristement Yvon; je n'ai ja- mais été en Enfer; et quand même j'en connaîtrais le chemin, je ne sais pas ce qu'il y faut demander. Parlez, je vous écoute. — Voyez-vous ce grand rocher là-bas, dit Finette, c'est une des portes de l'Enfer. Prenez ce bâton, vous frapperez trois fois sur la pierre, et alors sortira un démon tout ruisselant de feu. Vous lui direz l'objet de votre visite; il vous demandera : Combien voulez-vous? Ayez soin de lui répondre : Pas plus que je n'en peux porter. — J'obéirai, dit Yvon; sur quoi il s'assit auprès de Finette, et se mit à causer avec elle. 11 v serait encore si, à l'approche du soir, la jeune hlle ne l'avait envoyé au grand rocher, pour faire la commission dont le géant l'avait chargé. Arrivé au lieu désigné, Yvon trouva un gros bloc de granit, qu'il frappa trois fois avec le bâton; le roc s'ouvrit. 11 en sortit un démon tout en flam- mes. — Qu'est-ce que tu veux? cria-t-il d'une voix effrovable. Qu'est-ce (|iie tu veux? tria-t-il d'une voix crf'royablo. 1 ' YVON ET FINETTE, 37 — Je viens chercher les rentes du géant, répondit Yvon, sans s'émouvoir. — Combien veux-tu? — Je n'en veux jamais plus que je n'en peux porter, répondit le Breton. — Il est heureux pour toi que tu n'en demandes pas davantage, repondit l'homme en feu; entre dans cette caverne, tu y trouveras ce qu'il te faut. Yvon entra, et ouvrit de grands yeux. Partout de l'or, de l'argent, des dia- mants, des escarboucles, des émeraudes; il y en avait autant que de sable au bord de la mer. Le jeune Kerver emplit un sac, le jeta sur son épaule, et revint tran- quillement au logis. La besogne finie, notre Breton s'assit sur le banc à la porte de la maison. Aussitôt qu'il aperçut le géant, il leva la tête au ciel, et fit danser ses jambes en chantant une chanson du pays. — As-tu été en Enfer chercher mes rentes ? demanda le géant, en fronçant le sourcil. 38 YVON ET FINETTE. — Oui, notre maître, répondit Yvon, sans se déran- ger. Le sac est là qui vous crève les yeux; le compte y est. — C'est ce que nous allons voir, hurla le géant. Il défit les cordons du sac qui était si plein, que l'or et l'argent roulèrent de tous côtés. — Tu as vu ma Finette, cria-t-il; ce n'est pas de ta cervelle que tu aurais tiré cette malice-là. — Notre maître, dit Yvon, en ouvrant la bouche et en fermant les yeux, vous ne savez donc qu'une chan- son? c'est toujours le même refrain : Mafinette; Ma- finette. Une bonne fois pour toutes, montrez-moi donc cette chose-là. — Bien, bien, dit le géant qui rugissait de fureur; at- tends jusqu'à demain, je te ferai faire sa connaissance. — Merci, notre maître, dit Yvon; c'est gentil de vo- tre part; mais je vois bien à votre mine réjouie que vous vous gaussez de moi. III Le lendemain, le cyclope partit sans donner d'ordre à Yvon, ce qui inquiéta Finette. Au milieu du jour, il revint sans son troupeau, en se plaignant de la fatigue et de la chaleur, et dit à la jeune fille : YYON ET FINETTE. 39 — Tu trouveras à la porte, un enfant, mon valet; coupe-lui le cou; mets-le bouillir dans la grande mar- mite; quand le bouillon sera prêt, tu m'appelleras. Après quoi, il s'étendit sur son lit, et se mit à faire un somme. Il ronflait si fort, qu'on eût dit que le ton- nerre ébranlait les montagnes. Finette prépara le billot, prit un grand couteau, et appela Yvon. Elle lui lit une piqûre au petit doigt; trois gouttes de sang tombèrent sur le billot. — C'est assez, dit la jeune fille; maintenant, aidez- moi à remplir la marmite. ils jetèrent dedans tout ce qu'ils trouvèrent. Vieux habits, vieux souliers, vieux tapis et le reste! Puis, 40 YYON ET FINETTE. Finette prit Yvon par la main, elle l'emmena dans les trois chambres d'entrée, coula dans un moule trois balles d'or, deux balles d'argent et une balle de cuivre; et sortit en courant vers Iqi mer. — En avant les Kerver, cria Yvon, dès qu'il se vit dans la campagne. M'expliquerez-vous, ma chère Fi- nette, quelle comédie nous jouons en ce moment. — Sauvons-nous, sauvons-nous, lui dit-elle; si avant le coucher du soleil, nous n'avons pas quitté cette île maudite, c'en est fait de nous. — En avant les Kerver^ répondit Yvon en riant, et nargue le géant. Quand il eut ronflé une bonne heure, le géant dé- tira ses membres, ouvrit la moitié d'un œil, et cria : — Est-ce bientôt fait? — Ça commence, répondit la première goutte de sang sur le billot. Le géant se retourna, et se mit à ronfler de plus belle pendant une heure ou deux. Puis il détira ses membres, ouvrit la moitié d'un œil et cria : — M'entends-tu? Est-ce bientôt fait? — Ça mijote, répondit la seconde goutte de sang sur le billot. Le géant se retourna, et dormit une heure encore. YVON ET FINETTE. 41 Puis il allongea ses grands os, et cria d'nne voix im- patiente : — Est-ce que tout n'est pas prêt? — Tout est prêt, répondit la troisième goutte de sang sur le billot. Le géant se leva sur son séant, se frotta les yeux, et chercha qui lui avait parlé; mais il eut beau re- garder, il ne vit personne. 0 4.2 YVON ET FINETTK. — Finette! hurla-t-il, pourquoi le couvert n'est-il pas mis? Pas de réponse. Le cyclope, furieux, sauta en bas du lit, prit sa cuillère qui ressemblait à un chaudron emmanché dans une fourche, et la plongea dans la marmite pour goûter le bouillon. — Finette! hurla-t-il, tu n'as donc pas salé le pot- au-feu? Qu'est-ce que c'est que ce bouillon-là? Je n'y reconnais ni gras ni maigre. Non, mais en revanche, il y reconnut son tapis qui n'était pas encore bouilli tout entier. A cette vue, il entra dans une telle colère, qu'il ne tenait plus sur ses jambes. — Scélérats! cria-t-il, vous vous êtes joués de moi, vous me le payerez. Il sortit un bâton à la main, et fit de telles enjam- bées, qu'au bout d'un quart d'heure il découvrit les deux fugitifs encore loin du rivage. De joie, il poussa un cri qui fit trembler tous les échos vingt lieues à la ronde. Finette s'arrêta toute tremblante ; Yvon la serra sur son cœur. — En avant lea Kerve}\ dit-il ; la mer n'est pas loin ; nous V serons avant l'ennemi. v\\-V>>\ N VA> Fuyons! s'écria Fineltc en tirant par^'le ijras Yvoii, qui regardait le géant (l'un air narquois et lui chantait sa chanson YYON ET FINETTE. 45 — Le voici 1 le voici! cria Finette en montrant le géant qui n'était plus qu'à cent pas ; nous sommes perdus si ce talisman ne nous sauve. Elle prit la balle de cuivre, et la jeta à terre en di- sant : Balle de cuivre, balle de cuivre, Empêche-le de nous poursuivre. Et voici aussitôt la terre qui se fend avec un fracas épouvantable. Une crevasse énorme, un abime sans fond arrêta le géant qui étendait la main pour saisir sa proie. — Fuyons! s'écria Finette en tirant par le bras Yvon, qui regardait le géant d'un air narquois et lui chantait sa chanson : Loups-garous, loups-garous, On vous prendra tous dans vos trous. Le cyclope se mit à courir tout le long de l'abime, allant et venant comme un ours en cage, cherchant partout un passage et n'en trouvant point. Puis, d'une main furieuse, il déracina un chêne immense et le lança en travers de la crevasse. L'arbre s'abattit, et de son feuillage écrasa presque les enfants; le géant se mit achevai sur ce pont naturel qui pliait sous lui. 46 YVON irr FINETTE. el ainsi suspendu entre ciel et terre, il s'avança lente- ment, obligé qu'il était de se démêler au milieu des branches. Quand il atteignit la terre, Yvon et Finette étaient déjà sur la plage; la mer se déroulait devant eux. Hélas! il n'y avait ni barque ni navire. Les fugitifs étaient perdus. Yvon, toujours intrépide, ramassait des galets pour assaillir le géant, et lui vendre chère- ment sa vie. Finette, tout émue, prit une des balles d'argent et la jeta dans les flots, en disant : Balle d'argent, balle d'argent, Sauve-nous de ce mécréant. A peine avait-elle prononcé cette formule magique, qu'un beau navire sortit de l'onde comme un cygne qui épanouit au vent ses blanches ailes. Yvon et Fi- nette coururent dans la mer, on leur lança un cor- dage, et quand le géant furieux accourut au rivage, déjà le vaisseau s'éloignait à pleines voiles, laissant derrière lui un long sillon de lumière et d'écume. Les géants n'aiment pas l'eau ; c'est un fait constaté par le vieil Homère , qui avait connu Polyphème ; et on trouvera la môme observation dans toutes les His- toireii nalvï elles dignes de ce nom. Le maître de Fi- 47 ses YVON ET FINETTE. netle ressemblait à Polyphème, il rugit en voyant esclaves lui échapper; il courut incertain le l long delà plage, il lança ^^^^.^^^ sur le vaisseau d'énor- ^^m mes quartiers de roche, qui , heureusement, tom- bèrent à côté et ne li- rent que de grands trous noirs dans la mer ; puis enfin, fou de colère, il se jeta tête baissée au mi- lieu des flots, et se mit à nager vers le navire avec une effrovable ra- pidité. A chaque brasse il avançait de quarante pieds, soufflant comme une baleine, et comme une baleine fendant et dominant les vagues. Peu à peu il gagnait de vitesse ses ennemis. 11 ne lui fallait plus qu'un dernier effort pour saisir le 48 YVON ET FINETTE, gouvernail, et déjà il allongeait son bras velu pour s'en emparer, quand Finette jeta dans la mer la se- conde balle d'argent, et s'écria tout en larmes : Balle d'argent, balle d'argent, Sauve-nous de ce mécréant. Soudain du milieu de l'écume jaillissante sort un espadon gigantesque dont la scie avait au moins vingt pieds de long. Il court au cyclope, qui n'a que le temps de plonger; il le chasse sous les flots, il le chasse sur la crête des vagues, le poursuit dans tous ses dé- tours, et le force à fuir au plus vite vers son île, où le YVON ET FINETTE 49 malheureux aborde enfin à grand'peine, et tombe sur la grève ruisselant, harassé, vaincu. — En avant, les Kerver! cria Yvon, nous sommes sauvés. •— Pas encore, dit Finette toute tremblante. Le géant a pour marraine une sorcière: j'ai peur qu'elle ne veuille venger sur moi l'injure faite à son filleul. Mon art me dit que si vous me quittez un seul instant, mon cher Yvon, j'ai tout à craindre, jusqu'au jour où vous m'aurez donné votre nom dans la chapelle des Kerver. — Par la licorne de mes ancêtres, dit Yvon, ma chère Finette vous avez l'âme d'un lièvre et non pas d'une Bretonne. Ne suis-je pas là? Vais-je vous aban- donner? Croyez-vous que le ciel nous ait tirés des griffes de ce monstrueux animal pour nous noyer au port? 11 riait si bien de ses belles dénis blanches, que Fi- nette se mit à rire de la peur qu'elle avait eue. Ah ! jeunesse! jeunesse! vos 'ennuis passent si vite; le so- leil reparaît sitôt après la pluie, que vos chagrins va- lent mieux que nos beaux jours! 50 \VOi\ ET llNETTlv IV Le reste du voyage se passa à merveille ; on eut dit qu'une main invisible poussait le navire vers la Bre- tagne. Vingt jours après le départ, le canot déposait les deux enfants dans une anse voisine du château des Kerver. Une fois à terre, Yvon se retourna pour remer- cier l'équipage, il n'y avait plus personne. Barque et navire étaient descendus sous les flots, sans laisser plus de traces que l'aile d'un goéland. Yvon reconnut la place où, tant de fois dans son en- fance, il avait ramassé des coquillages et chassé les crabes dans leurs trous. Avant une demi-heure, il de- YVON ET FINETTE. 5j vait apercevoir les ogives et les tourelles du vieux ma- noir. Son cœur battit, il regarda tendrement Finette, et s'aperçut pour la première fois qu'elle avait un cos- tume bizarre et peu digne d'une femme qui allait en- trer dans la noble maison des Kerver. — Chère enfant, lui dit-il, le baron, mon père, est un noble seigneur habitué à ce qu'on le respecte. Je ne peux pas vous présenter à lui sous cet habit de Bo- hême, et il ne vous convient pas d'entrer à pied dans notre grand château : cela est bon pour des vilains. Attendez-moi quelques instants ; je reviens avec les robes et la haquenée d'une de mes sœurs; je veux qu'on vous reçoive en dame de haut parage, et qu'à votre arrivée mon père lui-même descende du per- ron, et tienne à honneur de vous offrir la main. — Yvon î Yvon ! dit Fi- nette, ne me quittez pas, je vous en prie; une fois rentré dans votre manoir, vous m'oublierez, je le sais. — Vous oublier! s'écria Yvon. Si tout autre que vous me faisait une pareille injure, c'est le fer à la main que je lui apprendrais 52 Y VON ET FIiNETTE. à douter d'un Kerver. Vous oublier, ma Finette î vous ne savez pas ce que c'est que la foi d'un Breton. Les Bretons sont fidèles, personne n'en doute ; mais ils sont encore plus entêtés, c'est une justice qu'on ne peut leur refuser. La pauvre Finette eut beau prier de sa voix la plus tendre, il lui fallut céder. Elle se résigna, bien malgré elle, et dit à Yvon : — Allez donc sans moi dans votre château, mais n'y restez que le temps de saluer tous les vôtres; courez droit à l'écurie, et revenez le plus tôt possible. On vous entourera ; faites comme si vous ne voyiez per- sonne, et surtout ne mangez rien, ne buvez rien. Ne prissiez-vous qu'un verre d'eau, il nous adviendra malheur à tous deux. Yvon promit et iura tout ce que Finette voulut ; mais en son cœur il souriait de cette fcûblesse féminine. Il était sûr de lui-même, et songeait avec orgueil qu'un Breton ne ressemble guère à ces Français légers dont la parole, dit-on, s'envole au premier souffle du vent. Quand notre aventurier entra dans le vieux châ- teau, il eut quelque peine à en reconnaître les som- bres murailles. Au dedans comme au dehors, toutes les fenêtres étaient festonnées de verdure et de fleurs; la cour était jonchée d'herbes fraîches : d'un côté elle YVON ET FINETTi:. 53 était garnie de tables largement servies, le cidre eoii- lait à pleins verres; de l'autre les ménétriers, montés sur des ton- neaux, sonnaient gaie- ment de leurs binious . Vassaux et vassales, dans leurs plus beaux atours, dansaient en chantant, et chan- taient en dansant. C'était grande fête au manoir ; le baron lui- même souriait. Il est vrai qu'il mariait sa cinquième fille au chevalier de Kerna- valec; une si noble union ajoutait un fleu- ron de plus à l'illus- tre blason des vieux Kerver. -^=^~ -= -— ^— - Yvon, reconnu et salué de la foule, fut aussitôt en- touré de tous les siens. On l'embrassait, on lui pre^ 54 YVON ET FINETTE, nait les mains. Où avait-il été';' D'où venait-il? Avait-il conquis un royaume, un duché, une baronnie? Rap- portait-il à la mariée la parure de quelque reine? Les fées l'avaient-elles protégé? Combien de rivaux avait-il jeté à terre dans un tournois? Toutes ces questions se croisaient et se perdaient dans l'air. Yvon baisa respectueusement la main de son père, courut à la chambre de ses sœurs, prit deux des plus belles robes, alla à l'écurie, sella la haquenée, monta sur un beau genêt d'Espagne, et allait sortir du châ- teau quand il trouva en face de lui ses parents, ses amis, ses écuyers, ses vassaux, ayant tous le verre en main pour trinquer avec leur jeune seigneur, et boire à son heureux retour. Yvon les remercia avec une grâce parfaite ; il sa- luait de la main cette foule amie, et s'y frayait peu à peu un passage, quand à la sortie, auprès du pont- levis abattu, une femme qu'il ne connaissait pas, la sœur du marié peut-être, une blonde à l'air hautain et dédaigneux s'approche de lui, tenant entre deux doigts une pomme d'api. — Beau chevalier, dit-elle avec un sourire étrange, vous ne refuserez pas la première prière que vous fait une dame. Goùlez, je vous prie, à cette pomme. Après 55 WON ET FINETTE un aussi long voyage, si vous n'avez ni tann ni soif, au moins, je le suppose, n'a- vez-vous pas oublie les lois de la galanterie. A cet appel, Yvon n'osa pas refuser; il eut grand tort. A peine eut-il mordu à la })omine d'api, qu'il re- garda autour de lui comme un homme qui s'éveille d'un songe. — Qu'est-ce que je fais sur ce*cheval? pensa-t-il. Que signifie cette haquenée que j'enniîèiie avec moi? Est-ce que ma place n'est pas chez mon père, aux noces de ma sœur? Pourquoi quitter le château? Il jeta la bride de son cheval à l'un des écuyers, sauta légèrement à terre, offrit la main à la dame blonde qui, sur l'heure, l'accepta pour son chevalier, et, par faveur insigne, lui donna son bouquet à garder. La soirée n'était pas achevée, qu'il y avait deux han- cés de plus au château de Kerver. Yvon avait promis sa foi à l'inconnue; Finette était oubliée. 56 YVON ET FINEïTi:. Assise au bord de la mer, la pauvre Finette attendit Yvontoutlejour;maisYvonnevintpas.Le soleil se cou- chait dans les vagues enflam- mées, quand Finette se leva en soupirant, et prit à son tourte chemin du château . Il n'y avait pas longtemps qu'elle était en- ^m trée dans un chemin creux, ^^^R*^^^^H bordé d'ajoncs en fleur, quand p elle se trouva en face d'une chaumière délabrée, à la porte ( de laquelle une vieille édentée ^S s'apprêtait à traire sa vache. Finette s'approcha de la dame, et, après lui avoir fait une belle révérence, elle lui demanda un abri pour la nuit. La vieille regarda l'étrangère de la tête aux pieds. Avec ses brodequins garnis de fourrure, sa grande jupe mordorée, son corsage bleu bordé de jaïet, et son diadème. Finette avait l'air d'une égyptienne plutôt que d'une chrétienne. La vieille fronça le sour- YVON ET FINETTE 57 cil, et montrant le poing à la pauvre abandonnée : — Va-t'en, sorcière, lui cria-t-elle ; il n'y a point de place pour toi dans cet honnête logis. — Bonne mère, dit Finette, donnez-moi seulement un coin dans l'é table. — Oui, dit la vieille, en riant de façon à montrer l'unique dent qui lui sortait de la bouche comme une défense, il te faut un coin dans l'étable? Tu l'auras, maudite, quand tu m'auras rempli d'or ce seau à lait. — Marché conclu, dit tranquillement Finette. Elle ouvrit une bourse en cuir qu'elle portait à la ceinture, en tira une balle d'or et la jeta dans le vase, en di- sant : Balle d'or, balle d'or, Protége-moi, mon cher trésor. Et voilà les pièces d'or qui se mettent à danser dans 8 58 YVON ET FINETTE. le fond du seau ; elles montent, elles montent, sautant comme des poissons dans un fi- let, tandis que la vieille, à deux ^.^_ genoux, regardait tout ébahie. Quand le seau fut rempli, la Lj;ij?«m/\iiJ«fM vieille se leva, passa son bras u/MAii!^!^^-- (jans l'anse, et saluant Finette : — Madame, cria-t-elle, tout est à vous, la maison, la vache et le reste. Victoire! je vais me retirer à la ville, et j'y vivrai comme une dame, sans rien faire! Ah! si seulement je n'avais que soixante ans ! Et la voilà qui, sautil- lant avec sa béquille et sans regarder en arriè- re, se met à courir vers le château de Kerver. Finette entra dans la chaumière ; c'était un horrible réduit, sombre, bas, humide, infect, plein de poussière et de toiles d'araignée. Triste asile pour une femme habituée à vivre dans le grand manoir du géant! Sans s'émouvoir. Finette s'approcha de l'atre où fumaient quelques brins d'ajonc à demi secs, elle YVON ET IINETTM 50 tira de sa bourse une autre balle d'or, et la jeta dans le feu en disant : Balle d'or, balle d'or, Prolége-nioi, mou cher trésor. Et à l'instant, voici l'or qui fond, qui bout, qui se répand par toute la maison comme une eau jaillis- sante; et voilà toute la maison, les nnu\s, les toits, le fauteuil de bois, le tabouret, le babut, le lit, les cornes de la vache, tout, jusqu'aux araignées dans leur toile, qui se change en or. On eût dit d'une volière de Chine. A la clarté de la lune, la maison brillait au milieu des arbres comme une étoile au milieu de la nuit. 60 YVON ET FINETTE. Quand Finette eut trait la vache et bu un peu de lait, elle se jeta tout habillée sur le lit, et, fatiguée des peines du jour, elle s'endormit en pleurant. Les vieilles femmes ne savent pas tenir leur langue, au moins en Bretagne. A peine arrivée au hameau qu'abritait le château de Kerver, l'hutesse de Finette courut chez le Messier. C'était un personnage impor- tant, et qui plus d'une ibis avait fait trembler la vieille, quand par mégarde elle menait sa vache dans le champ du voisin. Le Messier reçut les confidences de la vieille, il hocha plus d'une fois la tête en disant que tout ceci sentait d'une lieue le fagot; puis, mystérieu- sement, il alla chercher un trébuchet, essaya les pièces d'or qu'il trouva sonnantes et de bon aloi, en garda YVOiN ET FINETTK. 01 pour lui le plus qu'il put, et finit en recommandant à sa protégée de ne parler à personne de cette étrange aventure. — Si le bailli ou le sénéchal s'en mêle, dit-il, le moins qui puisse vous en arriver, la mère, c'est de ne jamais revoir un seul de ces beaux soleils d'or. La justice est impartiale; sans faveur comme sans répu- gnance, elle prend tout. La vieille remercia le Messier de son conseil, et se promit bien de le suivre. Aussi le soir même, n'avait-elle encore conté son histoire qu'à deux voi- sines, ses amies les plus chères; et toutes deux lui avaient juré le secret sur la tête de leurs petits en- fants. Serment solennel et si bien tenu, que le lende- main à midi il n'y avait pas au hameau un gars de six ans qui ne montrât du doigt la vieille ; les chiens 02 YVON ET FlINETTE. môme en aboyant semblaient crier en leur langage : _^ Sus! sus! à la mire aux écus. ==^- ^~ On ne trouve pas tous les -^^^^^""^^ jours une fille qui s'amuse à emplir des seaux avec des pièces d'or. Fût -elle un peu sorcière, une iille pareille n'en serait pas moins un trésor en ménage. Le messier, qui était garçon, fit cette sage réflexion le soir en se couchant; aussi se leva-t-il avant l'aurore pour aller faire sa ronde du côté de l'étrangère. Aux premières lueurs du jour il aperçut de loin comme une clarté dans les bois, et fut fort étonné quand, au lieu de la misérable chaumière, il vit une maison d'or. Mais ce qui le surprit et le YVON lyr FINETTi:. G5 charma bien davantage quand il fut entré dans ce pa- lais, ce fut de trouver auprès de la fenêtre une belle fille aux cheveux noirs qui filait sa quenouille avec la majesté d'une impératrice. Comme tous les hommes, le messier se rendait. jus- tice, et savait, dans le fond de l'âme, qu'il n'y avait pas de femme au monde qui ne fût trop heureuse de lui donner sa main. Aussi, sans hésiter, déclara-t-il à Finette qu'il venait pour l'épouser. La jeune fille se mit à rire, le messier entra en fureur. Ci YVON ET fini:tte. — Prenez garde, lui dit-il d'une voix terrible, je suis le maître ici. On ne sait qui vous êtes, on ne sait d'où vous venez. Cet or que vous avez donné à la vieille est suspect; il y a de la magie dans cette maison. Si, à l'instant même, vous ne m'acceptez pour époux, je vous arrête; et, avant ce soir peut-être, on brûlera une sorcière devant le château de Kerver. — Vous êtes aimable, dit Finette en faisant une moue gracieuse ; vous avez une façon toute particu- lière de faire la cour aux dames. Même quand elles sont décidées, un chevalier galant ménage leurs scru- pules et leur pudeur. — Nous autres Bretons, dit le messier, nous sommes francs de collier; nous allons droit au but. Mariage ou prison, choisissez. — Bon, dit Finette en posant sa quenouille, voilà le feu qui roule dans la chambre. — Ne vous dérangez pas, dit le messier, je vais re- mettre les tisons dans l'âtre. — Arrangez bien le feu, dit Finette; jetez de la cendre au fond ; tenez-vous les pincettes? — Oui, dit le messier, qui en ce moment ramassait les charbons pétillants. — Ah^acadabra , s'écrie Finette en se levant. Que YVON ET FINETTE. G5 les pincettes te tiennent, méchant, et que tu tiennes les pincettes jusqu'au soleil couché. Sitôt dit, sitôt fait. Le méchant messier resta là tout le jour, ramassant et lançant avec la pincette des char- bons enflammés qui lui sautaient au visage, des cendres brûlantes qui lui entraient dans les yeux. Il eut beau crier, prier, pleu- rer, blasphémer, personne ne l'entendit. Si Finette était restée au logis, sans doute elle aurait eu pitié de ce misérable; mais, après l'avoir maudit, elle avaU couru à la mer. C'est là, qu'oubliant toutes choses, elle attendait Yvon qui ne revenait pas. Dès que le soleil disparut, les pincettes tombèrent des mains du messier. Il ne demanda pas son reste, et se mit à courir comme s'il avait le diable ou la jus- tice à ses trousses. Il faisait de tels sauts, il poussait de tels gémissements, il était tellement noirci, roussi, transi, que chacun au village en eut peur comme d'un fou. Les plus hardis essayèrent de lui parler, mais il s'enfuit sans répondre et se cacha dans sa maison, 9 66 YVON KT FINETTE. plus honteux qu'un loup qui a la patte dans le traque- nard. Le soir, quand Finette désolée rentra dans sa de- meure, ce ne fut pas le messier qu'elle y trouva, mais un autre visiteur qui n'était guère uïoins redoutable. Le bailli avait appris l'histoire des pièces d'or, et lui aussi s'était dit qu'il épouserait l'étrangère. Ce n'était pas un brutal comme le messier, c'était un gros homme réjoui qui ne pouvait dire un mot sans rire aux éclats, montrer ses grandes dents jaunes et souffler comme un bœuf. Au fond, il n'était ni moins tenace ni moins YYON ET FINETTE. 67 menaçant que son devancier. Finette supplia messire le bailli de la laisser tranquille ; messire le bailli se mit à rire, et fit entendre agréablement à sa bien- aimée que, par droit de sa charge, il pouvait faire emprisonner et pendre les gens sans forme de procès, Finette joignit les mains en pleurant. Pour toute ré- ponse, le bailli tira de sa poche un rouleau de parche- min sur lequel il écrivit un acte de mariage, et il dé- clara à Finette que, dût-il rester toute la nuit dans la maison, il n'en sortirait pas que la promesse ne fût signée. — Toutefois, ajouta-t-il, si ma personne vous dé- plaît, je n'insiste pas; j'ai là un second parchemin où je puis écrire tout autre chose; et si ma vue vous gêne, rien n'est h plus simple que de vous fermer les yeux. Disant cela , il se passait la main autour du cou, et tirait la langue d'une façon vraiment gracieuse et faite pour égayer les gens. ^ 68 YVON ET FINETTE. — Mon Dieu, dit Finette, je me déciderais pent-etre à faire ce que vous désirez, si j'étais sûre de trouver en vous un bon mari ; mais j'ai peur. — Et de quoi? chère enfant, dit le bailli souriant, et déjà fier comme un paon qui fait la roue. — Croyez-vous, lui dit-elle d'un air mutin, qu'un bon mari laisserait cette porte ouverte et ne sentirait pas que le vent glace sa femme ? — Vous avez raison, ma belle, répondit le bailli ; je ne suis qu'un mal appris, mais je vais réparer ma sot- tise. — - Tenez- vous la barre? demanda Finette. — Oui, ma charmante, répondit l'heureux bailli, je vais la pousser. — Abracadabra, cria Finette. Que la porte te tienne, méchant, et que tu tiennes la porte jusqu'au point du jour. Et voilà la porte qui s'ouvre et qui se ferme, et qui bat les murs ; on eût dit d'un aigle qui agite ses ailes. Jugez quelle fut la danse du pauvre captif durant toute une longue nuit. Jamais il n'avait valsé luie valse pa- reille, et j'imagine qu'il n'a jamais souhaité d'en dan- ser une seconde de la même espèce. Tantôt il poussait la porte dans la rue, tantôt la porte le poussait à la YVON ET FINETTE. GO muraille et l'écrasait à moitié. Il allait, il venait, il criait, il jurait, il pleurait, il priait; peine perdue; la porte était sourde et Finette endormie. Au point du jour, ses mains crispées s'ouvrirent, et il tomba sur le chemin la tête la première. Sans demander son reste, il se mit à fuir comme si les Sarrasins cou- raient après lui. Il ne se retourna même pas, crai- gnant d'avoir toujours la porte sur ses talons. Heureu- sement on dormait encore quand il rentra au hameau de Kerver ; il put se cacher dans son lit sans que per- sonne vît sa triste mine. Grande fortune! car il était tout blanc de la tête aux pieds et si blême, si hagard, si tremblant qu'on l'eût pris pour le fantôme d'un meunier échappé de l'enfer. Quand Finette ouvrit les yeux, elle vit auprès de son lit un grand homme vêtu de noir avec une toque de velours et une épée, comme un chevalier. C'était le sénéchal de la cour et baronnie de Kerver. Il avait les bras croisés et regardait la jeune fille d'un air qni glaça Finette jusqu'à la moelle des os. 70 YVOx>J ET FINETTE. — Comment t'appelle-l-on , vassale? dit-il d'une voix de tonnerre. — Finette, pour vous ser- vir, Monseigneur, répon- dit-elle toute tremblante. — Cette maison et ces meubles d'or sont à toi. — Oui , Monseigneur , dit-elle, tout est à votre service. — C'est bien ainsi que je l'entends, reprit le som- bre sénéchal. Lève-toi, vas- snle; je te fais l'honneur de t'épouser et de te pren- dre sous ma garde, toi, ta personne et tes biens. --Monseigneur, dit Finette, c'est beaucoup trop pour une pauvre fille comme moi; je ne suis qu'une étrangère sans amis, sans parents. — Tais-toi, vassale, dit le sénéchal; je suis ton sei- gneur et maître, je n'ai que faire de tes avis. Signe ce papier. — Monseigneur, répondit Finette, je ne sais pas écrire. — Crois-tu que je le sache davantage, reprit le se- YYON ET FINETTE. 71 néchal, d'une voix qui faisait trembler la maisou. Me prends-tu pour un clerc? Une croix, voilà la signature des chevaliers. 11 lit une grande croix sur le papier, et tendit la plume à Finette : — Signe, dit-il; si tu crains de faire une croix, ton arrêt est prononcé, mécréante; c'est moi qui me charge de l'exécuter. En même temps, il tira du fourreau sa lourde épée et la jeta sur la table. Pour toute réponse. Finette sauta par la fenêtre, et courut se cacher dans l'étable. L,esénéchairy})oursui- vit; mais quand il voulut entrer, un obstacle imprévu l'arrêta. La vache effrayée avait reculé à la vue de la jeune iiUe, et se trouvait , ^ .^.^^^^, engagée dans la })orte; Finette retenait l'ani- mal par les cornes, et s'en faisait un bouclier. — Tu ne m'échappe- ras pas, sorcière, cria le sénéchal, et d'un bras aussi fort que celui d'Hercule, il saisit la vache par la queue, et la tira hors de l'écurie. 72 YVON ET FINETTE — Abracadabm^ cria Finette. Que la queue de ma vache te tienne, méchant, et que tu tiennes la queue de ma vache, jusqu'à ce que vous ayez fait le tour du monde tous les deux ensemble. Et voici la vache qui part comme un éclair, traînant après soi le malheureux sé- néchal. Rien n'arrêta les deux inséparables; ils coururent par monts et par vaux, traversèrent marais, fleuves, fondrières et halliers, glissèrent sur les mers sans y enfoncer, gelèrent en Sibérie, brù lèrent en Afrique, escaladèrent l'Himalaya, descen- dirent le mont Blanc, et enfin, après trente-six heures de ce voyage sans pareil, tous deux essoufflés et ren- YVON ET FINETTE. 75 dus, s'arrêtèrent sur la grande place du hameau de Kerver. Un sénéchal attelé à la queue d'une vache, ce n'est pas chose qu'on voie tous les jours; aussi tout ce qu'il y avait de serfs et de vilains s'assenibla-t-il pour admirer un tel spectacle. Mais, si déchiré qu'il fût par les cactus de Barbarie et les buissons de Tartarie, le sénéchal n'avait rien perdu de son grand air. D'un geste menaçant il dissipa toute cette canaille rustique, et clopin-clopant, regagna sa maison pour y prendre des rafraîchissements et un repos dont il commençait à sentir le besoin. ^ VI Tandis que le messier, le bailli et le sénéchal éprou- vaient ces petits désagréments dont ils ne jugeaient pas à propos de se vanter, un grand événemenr se préparait au château de Kerver. C'était le mariage d'Yvon et de la dame blonde. Tous les préparatifs étaient faits depuis deux jours ; tous les amis étaient venus de vingt lieues à la ronde, quand un beau matin,Yvon et sa belle, avec le Sire et la Dame de Kerver, prirent place dans un large chariot tout garni de feuillages, et se dirigèrent en grande pompevers le célèbre moustier de Saint-Maclou. 10 n YVON ET FINETTE. De droite et de gauche cent chevaliers velus de fer et montés sur des palefrois enrubanés accompa- gnaient les fiancés. En signe d'honneur, chacun d'eux avait la visière levée et la lance au pied. Près de chaque baron un écuyer, aussi à cheval, portait la bannière seigneuriale. En tête du cortège caracolait le séné- ^^""' chai, un bâton doré à la main. Derrière le chariot marchait gravement le bailli, suivi des vassaux et va- vassaux, tandis que le messier gourmandait les vilains et serfs, troupe indocile et curieuse, aussi intempé- rante de la langue que des yeux. A une lieue du château, au passage d'un ruisseau qui coupait la route, un des palonniers du chariot De droite et Je gauche, cent chevaliers vêtus de fer et montés sur des palefrois enrubancs accompagnaient les fiancés WON ET FINETTE. 77 cassa ; il fallut s'arrêter. Le dommage réparé, on fouetta les chevaux; ils tirèrent d'une telle force, que le nouveau palonnier éclata en trois morceaux. Six fois on remplaça cette maudite pièce de bois, six fois elle se rompit sans qu'on pût sortir du trou où le chariot nuptial était engagé. Chacun disait son mot ; les vilains, comme charrons et gens de métiers, n'étaient pas des derniers à faire parade de leur science. Cela donna de la hardiesse au messier ; il s'approcha du baron de Kerver, tira son bonnet, et se grattant la tète : — Monseigneur, dit-il, dans cette maison qui luit là-bas au travers du feuillage, habite une étrangère qui ne fait rien comme personne. Obtenez seulement qu'elle vous prête sa paire de pincettes pour en faire un palonnier; m'est avis que celui-là tiendra jusqu'à demain. Le baron fit un signe de tête ; dix vilains coururent au logis de Finette, qui, fort obligeamment, leur prêta ses pincettes d'or. On les place en guise de palonnier, on y passe les traits ; fouette, cocher, voilà les chevaux qui tirent et qui enlèvent le chariot comme une plume. Ce fut une joie universelle, mais elle dura peu. A 78 YVON ET FINETTE. cent pas plus loin, voilà le fond du chariot qui craque et tombe; peu s'en fallut que la noble maison de Ker- ver ne disparût tout entière, comme si on l'avait jetée dans un trou. Aussitôt charrons et charpentiers se mettent à la besogne ; on scie des planches, on les cloue à coups redoublés, en un clin d'œil l'accident est ré paré. En avant les Kerver! On part ; la moitié du cha- riot reste en arrière ; la dame de Kerver est immobile auprès de la fiancée, tandis qu'Yvon et le baron sont emportés au galop. Nouvel embarras, nouveau désespoir ; mais on eut beau faire : trois fois réparé, le chariot se brisa trois lois. C'était à croire qu'il était ensorcelé. Chacun disait son mot; cela donna de la hardiesse au bailli. Il s'approcha du baron de Kerver et lui ht un profond salut : — Monseigneur, dit il>y dans cette maison qui luit là-bas au travers du feuillage, habite une étrangère qui ne fait rien comme personne. Obtenez seulement qu'elle vous prête un battant de sa porte pour en faire le fond du chariot ; m'est avis que celui-là tiendra jusqu'à demain. Le baron ht un signe de tête; vingt vilains couru rent au logis de Finette, qui, fort obligeamment, leur YVON ET FINETTE. 79 prêta un battant de sa porte d'or. On met la planche au fond du chariot, elle le remplit comme si elle avait été taillée tout exprès pour cela. En route! Le mous- tier est en vue, tous les ennuis du voyage ont cessé. Point du tout ; voilà les chevaux qui s'arrêtent et qui ne veulent plus tirer. Il y en avait quatre, on en mit six, huit, dix, douze, vingt-quatre ; peine inutile : le coche ne voulait pas démarrer. Plus on fouettait les chevaux, et plus les roues s'enfonçaient en terre, comme le contre d'une charrue. Que faire? Aller à pied, c'eût été une honte. Monter à cheval et entrer à l'église comme de simples bour- 80 YYON ET TINETTE. geois, ce n'était pas la coutume desKerver. On tâchait donc de soulever le chariot, on poussait aux roues, on criait, on s'agitait; mais si l'on parlait beaucoup, on n'avançait guère. Cependant le jour baissait, et l'heure du mariage passait. Chacun disait son mot; cela donna de la hardiesse au sénéchal. Il s'approcha du baron de Kerver, des- cendit de cheval, et levant sa toque de velours : — Monseigneur, dit-il, dans cette maison qui luit là-bas au travers du feuillage, habite une étrangère qui ne fait rien comme personne. Obtenez seulement qu'elle vous prête sa vache pour tirer le chariot; m'est avis que cette bete-là tirera jusqu'à demain. Le baron fit un signe de tète; trente vilains couru • rent au logis de Finette, qui, fort obligeamment, leur prêta sa vache aux cornes d'or. Entrer au moustier, traînée par une vache, ce n'était peut-être pas ce qu'avait rêvé l'ambitieuse dame blon- de, mais cela valait mieux que de rester en route sans se marier. On attela donc la génisse en tête des quatre chevaux, et l'on attendit ce qu'allait faire cet animal si vanté. Mais avant que le cocher n'eût fait claquer son fouet , voici la vache qui part comme si elle allait recommen YYON ET FliNETiK. ^i cer le tour du monde. Chevaux, chariot, haron, fiaii- es, cocher, tout est emporté par la bète furieuse. Eu vain les chevaliers éperonnaient leurs palefrois pour suivre les mariés ; eu vain vassaux et vilains couraient à toutes jambes, prenant la traverse el coupant au plus près. Le chariot volait comme s'il avait des ailes; un ramier ne l'aurait pas suivi. Arrivé à la porte du moustier, le cortège, un peu ému de cette course rapide, n'eût pas été lâché de descendre. Tout était prêt pour la cérémonie; de puis longtemps on attendait les hancés; mais au lieu d'arrêter, voici la vache qui double de vitesse. Treize fois elle fit le tour du moustier avec la fureur d'une 11 82 YVON KT FIN 17111]. roue de potier; puis tout à coup, reprenaut le clieniin du château eu ligue droite et à travers champs, elle courut d'uue telle ibrcc que peu s'eu lallùl que tous les Kerver ue l'usseut eu uiorceaux a vaut de se retrou- ver eutre les quatre uuirs du vieux maaoir. YII Pour ce jour-là, ou ue })Ouvait plus souger au uîa- riage; mais les tables étaieut dressées, le repas servi, et le baron de Kerver était un trop uo])le chevalier pour preudre congé de ses braves Bretons avant qu'ils eussent mangé et bu suivant la coutume, c'est-à-dire du coucher au lever du soleil, et même un peu plus tard. Ordre l'ut donné de prendre place. Il y avait quatre- YVÛN ET FINI:TTF. 85 vingt-seize tables rangées en fer à eheval sur hnit rangs. En face, snr une grande estrade couverte de velours, avec un dais au milieu, était une table plus large que les autres et toute cbargée de fruits et de Heurs, sans oublier les chevreuils rôtis et les paons qui fumaient sous leur plumage rapporté. C'est là que la noce devait s'asseoir en pleine vue, afin que rien ne manquât aux plaisirs de la fête. 11 fallait que le moin- dre vilain eût la gloire de saluer les mariés, en vidant sa cruche d'hydromel à l'honneur et à la prospérité de la haute et puissante maison de Kerver. Le baron fit asseoir à sa table les cent chevaliers, derrière lesquels se placèrent leurs écuyers pour les servir. A sa droite il mit la dame blonde et Yvon, mais à sa gauche il laissa la place libre, et appelant un page : — Enfant, lui dit-il, cours auprès de l'étrangère qui ne nous a que trop obligés ce matin. Ce n'est pas sa faute si le succès a dépassé sa bonne volonté. Dis-lui que le baron de Kerver la remercie de son se- cours, et l'invite aux noces du chevalier Yvon. En arrivanl à la maison d'or, où Finette, tout en larmes pleurait son bien-ainié, le page mit un genou en terre, et, au nom du baron, il invita l'étrangère à 84 WON ET nMyni:. le suivre au château, pour honorer les noces du che- valier Yvon. — Salue ton maître de ma part, répondit fièrement la jeune fille, et dis-lui que s'il est trop noble pour venir chez moi, je suis trop noble pour aller chez lui. Quand le page rendit au baron la réponse de l'étran- gère, le sire de Kerver frappa la table d'un coup de poing qui fit sauter trois plats en l'air. — Par le jour Dieu! s'écria-t-il, voilà parlé en dame, et du premier coup, je metiens pour battu. Sus, qu'on selle ma jument isabelle, et que mes écuyers et mes pages se tiennent prêts à m'accompagner. YVON ET FINETTE. 85 Ce fut dans ce brillant équipage que le baron descen- dit à l'entrée de la maison d'or. Il s'excusa auprès de Finette, lui offrit la main, lui tint l'étrier et la lit as- seoir à cheval derrière lui, ni plus ni moins que si elle eût été la duchesse de Bretagne en personne. Le long du chemin, il ne lui adressa point la parole, par dis- crétion; et une fois arrivés au château, ce fut la tète découverte qu'il la conduisit à la place d'honneur qu'il lui avait choisie. Le départ du sire de Kerver avait fait grand bruit; son retour surprit da- vantage. Chacun se de- mandait quelle était \^^^X^^^ cette femme que le fier "^ baron traitait avec tant ,%' '^ de respect? A en iu^er v^„.« ^^ par son costume, c'était ^ ^ "' une étrangère. Était-ce la duchesse de Norman- die ou la reine de Fran- ce? On appela le mes- sier, le bailli, le sénéchal afin de savoir la vérité. Le messier tremblait, le bailli pâlissait, le sénéchal rougissait; tous trois étaient muets comme des pois- cSn Y VON ET FINETTE. sons. Le silence de ces importants personnages ajou- tait à l'admiration universelle. Tons les yeux étaient fixés sur Finette; et cependant Finette avait la mort dans le canir; Yvon l'avait vue et ne la reconnaissait })as. Il avait jeté sur elle un re- gard indifférent, et s'était remis à parler tendrement à la dame blonde, qui souriait avec dédain. Désolée, Finette tira de sa bourse la balle d'or, son dernier espoir. Tout en causant avecle baron, qui était charmé de son esprit, elle remuait la petite boule dans sa main, en répétant tout bas : Balle d'or, balle d'or, Protége-moi, mon bon trésor. Et voici la balle qui grossit, grandit et devient un banap d'or ciselé, le plus beau verre qui ait jamais paré la table d'un baron ou d'un roi. Finette emplit elle-même la coupe avec de l'bypo- cras, tout embaumé d'épices, et appelant le sénéchal, qui se cachait derrière elle, tout inquiet : — Bon sénéchal, lui dit-elle de sa voix la plus douce, offrez, je vous prie, ce banap au chevalier Yvon; je veux Iioire à son bonheur, il ne refusera pas de me faire raison. YvoN i:t FiNi^ym:. 87 D'une inaiii iioiichalautc, Yvoii prit le verre que le sénéchal lui |)résentait sur uu plateau d'émail et d'or. 11 lit uu signe de tête à l'étrangère, but l'hypocras, et re- mettant le lianap devant lui, se tourna vers la dame blonde, qui occupait toute sa })ensée. La dame sem- blait inquiète et irritée; le chevalier lui dit tout bas quelques mots qui la charmèrent, car ses yeux brillè- rent et sa main retomba sur le bras d'Yvon. Finette baissa la tèle el se mil à pleurer'. Tout était fini. — Enfants, cria le l)aron d'une voix tonnante, em- plissez vos verres. Buvons tous à la boiité et à la beauté de la noble étrangère qui nous honore de sa présence. A la dame de la maison d'or ! Chacun se mit à crier et à boire; Yvon se contenta de lever son verre à la hauteur de ses yeux. Tout à coup il tressaillit et res- ta muet, la bouche ouver- te, l'œil lixe, comme un homme qui a une vision. C'était une vision. Dans l'or du hauap comme dans 88 WON I^:T FINF/lTi:. un miroir, Yvon revoyait su vie passée. Le géant le poursuivait; Finette l'entraînait; avec elle il montait sur le navire qui les sauvait tous deux; avec elle il descendait sur le rivage de Bretagne. 11 la quittait, mais pour un instant; elle pleurait à son départ. Où était-elle? A côté de lui, sans doute. Quelle autre que Finette pouvait être auprès d'Yvon? Il se pencha vers la dame blonde et poussa le cri d'un homme qui marche sur un serpent. Puis, chance- lant comme s'il était ivre, il se leva, et avec des yeux hagards regarda tout autour de lui ; mais quand il vit Finette, il agita ses mains tremblantes, et d'une voix coupée par les larmes : « Finette, s'écria-t-il, en se YVON ET FINETTE. 89 traînant vers l'étrangère, Finette, me pardonneras- tn? » Et il tomba à genoux. Pardonner, c'est le bonheur suprême; avant la fin du jour. Finette était assise auprès d'Yvon, etDieu sait tout ce qu'ils se disaient, tous deux pleurant, tous deux souriant. Et la dame blonde que devint-elle? Je n'en sais rien. Au cri d'Yvon, elledisparut. La chronique assure qu'on vit sortir du château, par-dessus les murs, une abomi- 12 90 VVUN ET l'I^ETTl*:. iiablc vieille, que les chiens chassaient en hiirlaiil; et c'est l'opinion commune de tous les Kerver que la dame blonde n'était autre que la sorcière, marraine du gcaut. Toutefois, le fait n'est pas assez certain pour que j'ose le garantir. Qu'une femme soit sorcière, il est toujoifîs sage de le croire, même sans preuves; il n'est jamais permis de l'affirmer. Ce que je puis dire, sans manquer à la véracité de l'historien, c'est que la lète, un moment interrompue, reprit de plus belle et n'en fut ni moins longue ni moins gaie. Le lendemain, de bonne heure, on se rendit à la chapelle, où, à la joie de son cœur, Yvon épousa Fi- nette qui ne craignait plus les mauvais sorts. Après quoi on mangea, on but et on dansa pendant trente- six heures, sans que personne songeât à se reposer. Le messier avait les bras un peu lourds; le bailli se frottait quelquefois le dos ; le sénéchal avait une cer- taine fatigue dans les jambes; mais tous trois avaient sur la conscience un poids dont ils voulaient se délivrer; ce qui lit qu'ils se trémoussèrent, comme des jeunes gens, jusqu'à ce que tombés à terre, il lallul les em])(;rîer. Finette n'en tira pas d'antre vengeance; elle n'eut jamais d'autre désir que de WON irr MNKTTK. 91 rendre heureux autour d'elles tout ce qui, de près ou de loiu, leuaiL à ia uohie maison de Kerver. Aussi son souvenir vil-il encore eu Bretagne. Dans les ruines du vicuix chàlean, chacun vous montrera la statue de la bojuie dame, qui tient cinq petites boules dans sa main. LA BONNE FEMME CONTE NORVEGIEN 1 Depuis plus d'un mois je cherchais dans ma Lele ([uelle histoire ou quel conte je pourrais olTrir en étrennes à nos jeuues lecteurs, aux futurs ahonnés du iiiiiur Journal des Débats; mais j'avais beau tourmen- ter ma mémoire et bouleverser mes livres, je ne trou- vais rien, rien qui fut digne des enfants ni des mères. A mon grand regret, j'allais manquer à la promesse que j'ai tenue fidèlement depuis six années, quand l'autre soir, ne pouvant dormir, je pris, suivant mon habitude, Montaigne, mon compagnon de veillée, Publié dans le Journal des Débats^ du 51 décembre 1860. U LA nONiXE FEMMi:. mon q:ée de chevet, le seul moraliste qu'on lise avec jilaisir quand on n'a jilns quarante ans. J'ouvris les Essais au hasard; toute page en est pré- cieuse et donne à réfléchir. Je tomhai sur le chapitre MM jm intitulé : De trois bonnes femmes, chapitre qui com- mence ainsi : c( 11 n'en est pas à la douzaine, comme chacun sçait, et notamment aux dehvoirs du mariage, car c'est un marché plein de tant d'espineuses cir- constances, qu'il est malaisé que la volonté d'une femme s'y maintienne entière longtemps. » — Montaigne est un impertinent! m'écriai-je en fermant le livre. (Juoi ! ce lecteur de l'antiquité, ce connaisseur du cœur humain n'a pu découvrir (jue trois bonnes femmes, que trois é[)Ouses dévouées dans toutes les annales grecques et romaiaes? C'est railler mal à propos. La bonté, c'est l'apanage de la femme; toute femme mariée est bonne ou supposée telle; je me souviens que dans nos vieux juriscon- sultes, c'est toujours en faveur de cette bonté qu'est la présomption de la loi. Sur quoi j'allai prendre, dans ma bibliothèque, un beau vieux livre relié en maroquin rouge, et intitulé le Songe de Vergier , livre plein de sagesse et de rai- son, écrit par quelque vé- nérable clerc sous le régne du roi de France Charles V. J'y cherchai la page qui au- trefois m'avait frappé; mais, hélas! eu vieillissant la mé- moire s'altère de façon étrange. Au lieu de trouver dans ce respectable bouquin le juste éloge de la bonté des femmes, je n'y lus, à ma grande surprise, qu'une violente satire, toute farcie de textes emprun- tés de saint Augustin, des lois romaines et du droit canonique, avec cette conclusion digne de l'exorde: 96 LA BONNE FEMME. « Je ne dis pas toutefois qu'il ne soit aucune bonne femme, mais elles sont clair-semées, et pour ce, dit une loy qu'on ne doit pas faire une loy de bonnes femmes, car loy se doit faire des choses qui arrivent communément, comme il est écrit in Auth, sine pro- hih., etc.yi quia vero^ et L. Nam ad ea, Dig. de Lefjikis. » Ces épigrammes juridiques, ces plaisanteries à froid, dans un livre sérieux, me choquèrent plus en- core que les boutades du philosophe gascon. — De bonnes femmes, pensai-je,on en trouve partout. Dans l'histoire? Non; l'histoire est écrite par des hommes qui n'aiment et qui n'admirent que les héros, c'est-à- dire ceux qui les pillent, les asservissent ou les tuent. Dans la théologie? Non; on n'a pas encore pardonné aux filles d'Eve le péché qui nous a perdus, péché dont il leur reste bien quelque chose. Dans le droit? Non , ce sont les hommes qui font les lois. La femme n'est pour eux qu'une mineure juridiquement incapable de se gouverner elle-même, et à plus forte raison de gouverner les autres. Dieu sait quelle est ici, comme en toutes choses, la différence du fait et du droit. Dans les pièces de théâtre, les romans, les nouvelles? Non; c'est le perpétuel récit de la malice féminine. Où donc chercher de l)onnes femmes? LA BONNE FEMME. 97 Dans la fable, dans les contes, dans le royaume de la fantaisie, dans Tempire de l'idéal; c'est le seul en- droit où le mérite ait sa place, où justice soit faile à la vertu. Qu'est-ce que la tendresse de Baucis et la longue fidélité de Pénélope? de la fable. Et la résignation de la douce Griselidis? un vieux conte d'autrefois. Pour trouver la bonne femme que nous cherchons, c'est à cette porte d'ivoire qu'il faut frapper. J'ai relu tous les contes, j'ai appelé à mon secours cette sagesse des nations, sagesse si vive, si aimable, si naïvement exprimée. Conteurs indiens, persans, arabes, turcs, thibétains, chinois, italiens, espa- gnols, français, allemands, anglais, hollandais, sué- dois, norvégiens, danois, russes, lithuaniens, j'ai tout interrogé. Dans cet océan de l'imagination, je me suis jeté comme un hardi plongeur; mais, faut-il l'avouer? je n'ai pas même été aussi heureux que Montaigne. Je ne rapporte qu'une bonne femme'. Encore l'ai-je déterrée sous les neiges et les glaces du Nord, en un pays sauvage, chez un peuple grossier et à demi civilisé, car enfin Paris n'est pas en Norvège. De Cadix à Stockholm, de Londres au Caire et à Delhi, de Paris à Téhéran et à Samarcande, si l'on en croit les contes, on trouve à foison des filles rusées, des 15 98 LA liOiNNE FEMME. iiières adroites; mais la bonne femme où se cache- t-elle et pourqnoi ne nous en dit-on jamais rien? C'est une lacune que je signale aux érudits. Voilà ce qui m'enhardit à conter mon histoire. Elle est simple et peu vraisemblable ; peut-être même les délicats la déclareront-ils ridicule ; peu importe, elle a une va- leur qu'on ne lui contestera point : elle n'est pas com- mune. La mode aujourd'hui est à la curiosité, et ce qui fait le prix des choses, ce n'est pas leur mérite, mais leur rareté. Voici donc mon histoire, telle à peu près que nous la récitent MM. Asbjœrnsen et Moe, dans leur curieux recueil de contes norvégiens*. II UNE BONNE FEMME. 11 y avait une fois un bonhomme qui s'appelait Gudbrand; il vivait dans une ferme isolée et placée sur un coteau lointain; aussi l'appelait-on Gudbrand du Coteau. Maintenant il faut savoir que ce Gudbrand avait une excellente femme, ce qui arrive quelquefois; • Ces contes ont été traduits en anglais par Dasent : Popular taies from tlie Norse. Edimbourg, 1859 Il vivait dans une Icrme fort isolée et placée sur un coteau lointain; aussi l'appelait-on Gudbrand du Coteau. LA BONNE FEMME. 101 mais ce qui est plus rare, c'est que Gudbrand con- naissait le prix d'un pareil trésor. Aussi les deux époux vivaient-ils dans une paix profonde, jouissant de leur commun bonheur, sans s'inquiéter ni de la fortune ni des années. Tout ce que faisait Gudbrand, sa femme l'avait pensé et souhaité par avance, si bien que le bonhomme ne pouvait rien toucher, rien changer, rien remuer dans la maison, sans que sa compagne ne le remerciât d'avoir deviné et prévenu un désir. La vie, du reste, leur était facile : la ferme leur ap- partenait, ils avaient cent écus dans un tiroir de leur buffet et deux bonnes vaches à l'étable. Rien ne leur manquait; ils pouvaient vieillir dou- cement sans craindre la fatigue et la misère , sans avoir besoin de la pitié ni même de l'ami- tié d'autrui. Un soir qu'ils cau- saient ensemble de leurs travaux et de leurs projets, la femme de Gudbrand dit à son mari : 102 LA BONNE FEMME. — Cheraiïii, il me vient une idée : vons devriez prendre une de nos vaches et la mener vendre à la ville; celle que nous garderons nous suffira poumons donner du beurre et du lait. Qu'avons-nous besoin de nous fatiguer pour les autres? Nous avons de l'argent qui dort dans le tiroir, nous n'avons pas d'enfants, ne vaudrait-il pas mieux ménager nos bras qui vieil- lissent? Vous aurez toujours de quoi vous occuper au logis ; il ne vous manquera jamais de meubles ni d'ou- tils à réparer, et moi je resterai davantage auprès de vous avec ma quenouille et mon fuseau. Gudbfand trouva que sa femme avait raison, comme toujours; dès le lendemain, par une belle matinée, il se rendit à la ville avec la vache qu'il voulait vendre. Mais ce n'était pas jour de marché, il ne trouva pas d'acheteur. — Très-bien! très-bien! ditGudbrand; au pis aller, j'en serai quitte pour reconduire ma vache où je l'ai prise; j'ai du foin et de la litière pour la bète, et la route n'est pas plus longue en revenant qu'en allant. Sur quoi il reprit tranquillement le chemin de sa maison. Au bout de quelques heures, et comme il se sentait un peu fatigué, il rencontra un homme qui menait LA BONNK FEMMi:. 103 Mil cheval à la ville, une béte de tbrle encolure, loiitc sellée et toute bridée, a La route est longue et la nuit vient vite, pensa Gudbrand; à tirer ma vache je n'en linirai pas, et demain il laudra recommencer cette c/^f?T e/? promenade. Voilà un cheval qui ferait mieux mon affaire ; je rentrerais chez moi aussi fier qu'un bailli. Qui serait heureuse de voir son mari passer en triomphe comme un empereur romain? Ce serait la femme du vieux Gudbrand. » Sur cette réflexion il arrêta le maquignon, et il échangea sa vache contre le cheval. Une fois monté, il eut quelque regret. Gudbrand était vieux et lourd, le cheval était jeune, vif, ombra- 10-4 LA BONNE FEMME. geux ; au bout d'une demi-heure, le cavalier marchait à pied, tenant la bride au bras et tirant à grand'peine une bete qui dressait sa tête au vent ou se cabrait à cha- que pierre de la route. — Mauvaise acquisition, pensait-il, quand il aperçut un paysan qui poussait devant lui un porc gras à lard, et dont le ventre touchait à terre. — Un clou qui est utile vaut mieux qu'un diamant qui brille et ne sert à rien, dit Gudbrand ; ma femrne le répète souvent. LA BONNE FEMME. iOo Et il changea son cheval contre le porc. C'était une heureuse idée, mais le bonhomme avait compté sans son hôte. Dom pourceau était las et ne vou- lait plus bouger, Gudbrand parla, pria, jura; ce fut en vain. Il tira le porc par le museau, il le poussa par derrière, il le bat- tit de tous les cô- tés; peine perdue. Le cochon resta dans la poussière comme un vais- seau échoué dans la vase. Le fermier se désolait quand passa devant lui un homme me- nant une chèvre, qui, le pis tout gonflé de lait, sautait, courait, cabriolait avec une vivacité qui charmait les yeux. — Voilà ce qu'il me faut, s'é- criaGudbrand; j'aime mieux cette chèvre, si gaie, si vivante, que cet ignoble et stupide animal. - 1\ \ I0() LA BONNE FEMMK. Sur quoi, et sans donner de retour, il changea le porc contre la chèvre. Tout alla bien pendant une demi-heure. La demoi- selle aux longues cornes entraînait Gudbrand, qui riait de ses folies; mais quand on n'a plus vingt ans, on se lasse vite de grimper sur les rochers; aussi le fermier, rencontrant un berger qui gardait son trou- peau, ne se fit-il aucun scrupule de troquer sa chèvre contre une brebis. « J'aurai autant de lait, pensa- t-il, et cette bète-là, du moins, sera tranquille et ne fatiguera ni ma femme ni moi. » Tiudbrand avait bien jugé : rien de plus doux que la l)rebis. Elle n'avait pas de caprices, elle ne donnait LA BO.NNE FEMMi:. 107 pas de coups de tête, mais elle n'avançait pas et elle bêlait toujours. Sé- parée de ses sœurs, elle voulait retour- ner auprès d'elles, et ^ plus Gudbrand la ti- - rait, plus elle gémis- ^^ sait miséi'ablement — Au diable la sotte pécore! s'écria Gudbrand; elle est aussi têtue et aussi pleurnicheuse que la femme de mon voisin. Qui me délivrera de cette bête bêlante, pleurante, gémissais te? A tout prix je m'en débarrasse . — Marché fait, si vous voulez, compère, dit un paysan qui pas- sait; prenez-moi cette oie grasse et de bonne mi- ne, cela vaudra mieux que ce méchant mouton qui va crever dans une heure. — Soit, dit Gudbrand; mieux vaut une oie vivante qu'une brebis morte. 108 LA BONNE FEMME. Et il emporta l'oie avec lui. Ce n'était pas chose facile : l'oiseau était mauvais compagnon. Inquiet de ne plus se sentir à terre, il se défendait du bec, des pattes et des ailes. Gudbrand fut bientôt las de lut- ter. — Pouah 1 dit-il, l'oie est une vilaine bête; ma femme n'en a jamais voulu à la maison. Sur quoi, à la première ferme où il s'arrêta, il changea l'oie contre un beau coq, riche en plumage et bien éperonné. Cette fois, il était satisfait; le coq, il est vrai, criait de temps en temps d'une voix trop enrouée pour charmer des oreilles délica- tes ; mais comme on lui avait ficelé les pattes et qu'on le tenait la tête en bas, il finis- sait par se faire à son sort. Le seul désagrément, c'est que la journée avançait. Gudbrand, parti avant Taurore, se trouvait le soir à jeun et sans argent. La route était longue encore; LA BONNR FEMME. 109 le fermier sentait que ses jambes faiblissaient et que son ventre criait famine : il fallait prendre un parti hé- roïque. Au premier cabaret, Gudbrand vendit son coq pour un écu, et, comme il avait bon appétit, il dépensa jusqu'au dernier sou pour se rassasier. — Après tout, pensa- t-il, à quoi me servirait un coq quand je se- rais mort de faim? En approchant de la maison, le seigneur du Coteau se mit à réflé- chir sur la singulière façon dont avait tourné son vovage. Avant d'en- trer chez lui, il s'arrêta à la maison du voi- sin Pierre la Barbe-Grise, comme on le nommait dans le pays. — Eh bien î compère, dit la Barbe Grise, comment ont été vos affaires à la ville? nu LA liUNINE FEMMI^:. — Comme ci, comme ça, réjiondilGiidbrand ; je ne peux pas dire que j'aie été Irès-lieureux, je ne peux pas me i)laindre non plus Et il conta tout ce qui lui était arrivé. — Voisin, dit Pierre, vous avez fait là de belle be- sogne ; vous serez joliment reçu par votre ménagère. Que le ciel vous protège ! Pour dix écus je ne voudrais pas être dans vos souliers. — Bon, dit Gudbrand du Coteau, les choses au- raient pu tourner plus mal pour moi ; mais à pré- sent je suis tranquille et j'ai l'âme en repos. Que j'aie eu tort ou raison, ma femme est si bonne, qu'elle n'aura pas un mot à dire sur tout ce que j'ai fait. — Je vous écoute, voisin, et je vous admire; mais, avec tout le respect que je vous dois, je ne crois pas un mot de ce que vous me dites. — Voulez-vous parier que j'ai raison, dit Gudbrand du Coteau? J'ai cent écus dans le tiroir de mon buf- fet, j'en risque vingt; en faites-vous autant de votre côté? — Oui, dit Pierre, et sur Theure. Marché conclu, les deux amis entrèrent dans la maison de Gudbrand; — Bonsoir, ma vieille, dit Gudbrand, — Bonsoir, répondit la bonne femme; LA BONNE FEMME. 115 Pierre resta à la porte de la chambre pour écou- ter les deux époux. — Bonsoir, ma vieille, dit Gudbrand. — Bonsoir, répondit la bonne femme; est-ce vous, mon ami? Dieu soit béni! Comment votre journée s'est-elle passée? — Ni bien ni mal, dit Gudbrand. Arrivé à la ville, je n'ai trouvé personne à qui vendre notre vache, aussi l'ai-je changée contre un cheval. — Contre un cheval ! dit la femme, c'est une bonne idée, je vous en remercie de tout mon cœur; nous pourrons donc aller en char à l'église, comme tant de gens qui nous regardent de si haut et qui ne valent pas mieux que nous. S'il nous plaît d'avoir un cheval et de le nourrir, nous en avons le droit, je pense; nous ne demandons rien à personne. Où est le cheval? il faut le mettre à l'écurie. — Je ne l'ai pas amené jusqu'ici, dit Gudbrand; chemin faisant, j'ai changé d'avis : j'ai troqué le che- val contre un porc. — Voyez-vous, dit la femme, c'est juste ce que j'aurais fait à votre place. Cent fois merci. Mainte- nant, quand mes voisins viendront me voir, j'aurai, comme tout le monde, un morceau de jambon à 15 il4 LA BONNE FEMME, offrir. Qii'avons-nous besoin d'un cheval? On aurait dit : c( Voyez les orgueilleux; ils regardent comme au-dessous d'eux d'aller à pied à l'église. » Il faut mettre le porc sous son toit. — Je n'ai pas amené le porc, dit Gudbrand ; che- min faisant, je l'ai changé contre une chèvre. — Bravo! dit la bonne femme; que vous êtes un homme sage et entendu ! En y réfléchissant, qu'au- rais-je fait d'un cochon? On nous aurait montrés au doigt, on aurait dit : a Voyez-vous, ces gens-là, tout ce qu'ils gagnent, ils le mangent. » Mais avec ma chèvre j'aurai du lait, du fromage, sans parler des chevreaux. Mettez vite la chèvre à l'étable. — Je n'ai i)as amené la chèvre non plus, dit Gud- brand ; chemin faisant je l'ai troquée contre une brebis. — Je vous reconnais là, s'écria la ménagère; c'est pour moi que vous avez fait cela. Suis-je d'âge à cou- rir par monts et par vaux après une chèvre? Mais une brebis me donnera sa laine et son lait. Mettez la bre- bis à l'étable. — Je n'ai pas amené la brebis non plus, ditGud- lirand ; chemin faisantje l'ai changée contre une oie. — Merci, merci de tout mon cœur, dit bn bonne LA BONNE VVMMK. il5 femme. Qu'aurais -je fait d'une brel)is? Je n'ai ni rouet ni métier; c'est une rude besogne que de tis- ser, et quand on a tissé il faut couper, tailler et coudre ; il est plus simple d'acheter des habits com- me nous avons toujours lait; mais une oie, une oie grasse, sans doute, voilà ce que je désirais. J'ai besoin de duvet pour notre édredon, et j'ai de- puis longtemps la fantai- sie de manger quelque jour une oie rôtie. Il faut enfermer la bête au pou- lailler. — Je n'ai pas non plus amené l'oie, ditGudbrand ; chemin faisant je l'ai changée contre un coq. — Cher ami, dit la bonne femme, vous êtes plus sage que moi. Un coq, c'est admirable; cela vaut HO LA BONNE FEMME. mieux qu'une horloge qu'il faut remonter tous les huit jours. Uu coq, cela chante tous les matins à quatre heures et nous dit qu'il est temps de louer Dieu et de travailler. Une oie, qu'en aurions-nous fait? Je ne sais pas faire de cuisine, et pour mon édredon, Dieu merci ! il ne manquera pas de mousse plus douce que le duvet; vite le coq au poulailler. — Je n'ai pas non plus amené le coq, dit Gud- brand ; car, à la tombée du jour, je me suis senti une faim de chasseur, et j'ai été obligé de vendre le coq pour un écu, sans quoi je serais mort de faim. — Dieu soit loué de vous avoir donné cette bonne idée! dit la ménagère; tout ce que vous faites, Gudbrand, est toujours selon mon cœur. Qu'avons- nous besoin d'un coq? Nous sommes nos maîtres, je crois; personne n'a d'ordre à nous donner; nous pouvons rester au lit aussi tard qu'il nous plaît. Vous voilà, mon cher ami, je suis heureuse et n'ai besoin que d'une chose, c'est de vous sentir près de moi. Alors Gudbrand ouvrit la porte : — Eh bien ! voisin Pierre, qu'est-ce que vous dites ? Allez chercher vos vingt écus. Et il embrassa sa vieille femme sur les deux joues LA BONNE FEMME. H7 avec autant de plaisir et plus de tendresse que si elle n'avait eu que vingt ans. III L'histoire ne finit pas là : toute médaille a son re- vers. Le jour ne paraîtrait pas si doux s'il n'était pas chassé par la nuit. Si parfaites et si bonnes que soient toutes les femmes, il en est cependant quel- ques-unes qui ne sont pas toujours d'humeur aussi facile que la ménagère de Gudbrand. Ai-je besoin de dire que la faute en est au mari? S'il cédait tou- jours, le contrarierait-on jamais? Céder ! diront quel- ques gens à moustaches. Oui, sans doute, sinon, écoutez ce qui vous menace. En ce temps de neige et de frimas, l'expérience de la Norvège ne peut qu'être utile à Paris. lis LA BONNE FEMMr:. IV lUiSTOIRE du VOISIIN' riEURE QUI VOULAIT COWMAÎSDER AU LOGIS. Pierre la Barbe-Grise ne ressemblait en rien au voisin Ciiulbrand ; il était roide, impérieux, colère, et n'avait guère plus de patience qu'un chien à qui on arrache un os on qu'un chat qu'on étrangle. Il eût été insupportable, si le ciel, dans sa miséricorde, ne lui eut donné une femme digne de lui. Elle était vo- lontaire, taquine, hargneuse, acariâtre, toujours prête à se taire quand son mari ne disait rien, et à crier dès qu'il ouvrait la bouche. C'était un grand bonheur pour la Barbe-Grise que de posséder un tel trésor. Sans sa femme, aurait-il jamais su que la pa- l.A liOiNNE liJlMl^. 119 tierice n'est pas le mérite des sots et que la douceur est la première des vertus ? Un jour de fenaison, comme il rentrait chez lui après un rude travail de quinze heures, plus furieux que de coutume, demandant sa soupe qui n'était pas prête, jurant, écumant et maudissant les femmes et leur paresse : — Bon Dieu! Pierre, vous en parlez à votre aise, lui dit sa femme; voulez-vous changer de rôle? De- main je fanerai pour vous; vous ferez le ménage à ma place. Nous verrons qui des deux aura le plus de peine et s'en tirera le mieux. ^ — Marché fait, s'écria Pier- re; il faut qu'une fois pour toutes vous sachiez par ex- périence ce que souffre un ^ pauvre mari; cela vous ap- |)rendra le respect; c'est une leçon dont vous avez hesoin. Le lendemain, au point du jour, la femme partit le râ- teau sur l'épaule, la faucille au côté, heureus(î de voir le soleil et chantant à plein gosier comme l'alouette. 120 LA BONNE FEMME. Qui fui un peu surpris de se trouver seul au logis? ce fut Pierre la Barbe-Grise; mais il Ti~ii'i:iii.i,iii!!:i;;iJiiiuiiiiiii.ir[;:.iiiiiir.i iiriiiiiiiim ii;iii!;!i''li;ii;,'!iii ' || n'en voulait pas avoir le démenti. Aussi se mit-il à battre le beurre comme s'il n'avait fait autre chose de sa vie. On s'échauffe aisément quand on fait un métier nouveau. Pierre avait le gosier sec, il descendit a la cave pour tirer de la bière au tonneau. Il venait d'enfoncer la bonde et allait y mettre le robinet quand il entendit un grognement au-dessus de sa tète : c'était le porc qui ravageait la cuisine. — Mon beurre est perdu ! s'écria la Barbe-Grise. Et le voilà qui monte l'escalier quatre à quatre, tenant le robinet à la main. Quel spectacle! la baratte renversée, la crème par terre et le pourceau se vau- trant dans des Ilots de lait. LA BONNE FKMMF:. 12i Un plus sage eût perdu patience. Pierre se jette sur l'animal qui se sauve en grognant. Mal en prit au voleur, car son maître le saisit au passage et lui donna droit sur la tempe un coup de robinet si bien appliqué, qu'il en tomba roide mort sur le coup. En retirant l'arme toute sanglante, Pierre songea qu'il n'avait pas fermé la bonde et que la bière coulait toujours; il courut à la cave. Heureusement la bière ne coulait plus. Il est vrai qu'il n'en restait plus une goutte dans le tonneau. Il fallait recommencer la besogne et battre du beurre si l'on voulait diner. Pierre retourna à la laiterie; il y avait encore assez de crème pour réparer l'accident du matin. Le voilà donc qui bat et bat de plus belle; tout en battant il songea, mais un peu tard, que la vache était encore à l'étable et qu'on ne lui avait donné ni à boire ni à manger, 10 122 I.A BONNE FEMME. quoique le soleil fut déjà haut sur l'horizon. Aussitôt le voilà qui veut courir à l'écurie, mais l'expérience l'avait rendu sage : — J'ai là, pensa-t-il, mon petit enfant qui se roule par terre; si je laisse la haratte, le gourmand la ren- versera ; un malheur est bientôt arrivé. Sur quoi il mit la baratte sur son dos et alla tirer de l'eau pour abreuver la vache. Le puits était profond, les seaux n'enfonçaient pas; Pier- re, qui s'impatientait, se pen- cha sur la corde pour en finir. Paf, voilà le lait qui lui coule sur la tête avant de tomber dans le puits. — Décidément, dit Pierre, je n'aurai pas de beurre au- jourd'hui ; songeons à la va- che : il est trop tard pour la mener aux champs, mais il y a sur le chaume de la maison une belle récolte de foin qu'on n'a pas coupée. Notre bête ne perdra rien à rester au logis. La vache sortie de l'étable, la faire monter sur le toit n'était pas malaisé; la maison construite dans . . . Cctlc corde il la lit descendre avec soin par la cheminée de la cuisine. LA BONNE FEMME. 125 un creux était presque au niveau du soi; une large planclie lit l'affaire, et voilà la vache installée coni- niodénient dans son pâturage aérien. Pierre ne pouvait pas rester sur le toit à garder la béte : il fallait faire la soupe et la porter aux faucheurs ; mais c'était un homme prudent et qui ne voulait pas exposer sa vache à se rompre les os, aussi lui attacha-t-il une corde autour du cou ; cette corde il la ht descendre avec soin par la che- minée de la cuisine ; cela fait, il rentra au logis, et s'attachant la corde autour de la jambe: — De cette façon, pensa-t-il, je suis bien sûr que l'animal se tiendra tranquille et que rien ne lui arrivera de fâcheux. 11 remplit alors la marmite, y mit un bon morceau de lard, des légumes et de l'eau, la plaça sur des fagots, battit le briquet et souftla le feu, quand tout à coup, patatras, voici la vache qui glisse du toit et qui tire mon homme en haut de la cheminée, la tête en bas, les pieds en 120 LA BONNE FEMME. l'air. Où serail-il allé? on n'en sait rien, si son heu- reuse chance n'eût voulu (fu'une grosse barre de fer l'arrêtât au passage. Et les voilà qui pendent tous les deux, la vache en dehors, Pierre en dedans, tous deux •entre ciel et terre et pous- sant des cris affreux. Par bonheur la ménagère n'était pas plus patiente que son mari. Quand elle eut attendu trois secondes pour voir si on lui apportait la soupe à l'heure voulue, elle courut à la maison connue si elle allait y mettre le feu. A la vue de la vache pendue, elle lira sa faucille ei coupa la corde. Ce fut une granch.' joie pour la pauvre béte qui se retrouva sur le seul plan- cher qu'elle aime. Ce iu3 fut pas un hasard moins fortuné ])our Pieri'c qui n'avait pas rhal)ilude diMX'- — Eli bien! cria-t-elle en mettant ses deux poings sur les hanches : qui donc a toujours raison au logis? LA BONNE FEiMME. 129 garder le ciel les pieds en l'air. Il tomba droit dans la marniiLe la tète la pre- mière. Mais il était dit que tout lui réussirait ce jour-là : le feu n'avait i)as pris, l'eau était froide, la marmite hors d'aplomb, si bien que la Barbe-Grise sortit à son hon- neur de cette épreuve diffi- cile, sans autre accident que le front éraillé, le nez écorché et les deux joues déchirées. Grâce à Dieu, il n'y eut de cassé que le pot-au-fçu. Quand la ménagère entra dans la cuisine et qu'elle vit son mari tout penaud et tout sanglant: — Eh bien! cria-t-elle en mettant ses deux poings sur les hanches : qui donc a toujours raison au logis? J'ai fauché, j'ai fané ; me voilà comme hier, et vous, monsieur le cuisinier, monsieur le berger, monsieur le père de famille, où est le beurre, où est le porc, où est la vache, où est notre dîner? Si notre enfant n'est pas mort, certes ce n'est pas à vous qu'on le doit. Pauvre petit ! si tu n'avais pas ta mère ! Sur quoi elle se mit à pleurer et à sangloter: elle en avait besoin. La sensibilité, n'est-ce pas le triomphe 17 130 LA BONNE FEMME. de la femme, et les larmes ne sont-elles pas le triomphe de la sensibilité? Pierre reçut l'orage en silence, et fit bien, la résignation convient Vi/'il-V!*-.--^, aux grands cœurs .Mais à quelques jours de là, les voisins s'aperçu- -~^ ~- ----=-— -- ^ rent qu'il avait changé la devise de sa maison. Au lieu de deux mains jointes qui portaient un cœur entouré d'un ruban bleu et sur- monté d'une flamme éternelle, il avait peint sur le fronton une ruche tout environnée d'abeilles, avec l'inscription suivante gravée en rond : &^A Ce lut toute sa vengeance pour ce jour-là, mais le diable n'y perdit rien. LA BONNE FEMMK. 151 Voilà mon histoire telle qu'on la conte aux veillées d'hiver pour enseigner la sagesse aux jeunes Norvé- giennes. Entre la femme de Gudbrand et la femme de la Barbe-Grise, c'est à elles de choisir, à leurs risques et périls. — Le choix est aisé, me dit une aimable voisine qui vient d'être grand'mère; c'est la femme de Gud- brand qu'il faut imiter par prudence autant que par vertu. Vous autres hommes, vous êtes plus plaisants que vous ne croyez. Quand votre égoïsme est enjeu, vous aimez la vérité et la justice comme les chauves- souris aiment la lumière. Le bonheur de ces mes- sieurs, c'est de nous pardonner quand ils sont cou- pables, et de nous offrir généreusement l'oubli quand ils ont tort. Le plus sage est de les laisser dire et de faire semblant de les croire; c'est ainsi qu'on appri- voise ces animaux superbes, et qu'on les mène par le bout du nez comme les buffles d'Italie. — Mais, ma tante, dit une jeune tête blonde, on ne peut pas toujours se taire; ne pas céder quand on a raison, c'est un droit. — Et quand on a tort, ma chère amie, c'est un 132 LA BO^iNE FEMME. plaisir de roi. Quelle femme a jamais renoncé à ce privilège royal? Nous sommes toutes un peu cousines de cette aimable dame qui, à bout d'arguments, écra- sait son mari d'un regard dédaigneux. «Monsieur, lui disait-elle, je vous donne ma pa- role d'honneur que j'ai raison. » Que répondre? Peut-on donner un démenti à sa femme? Et à quoi sert la force, si elle ne cède pas à la faiblesse. Le pauvre homme baissait la tête et ne disait mot; mais se taire n'est pas toujours s'avouer vaincu, et le silence n'est pas la paix. — Madame, dit une jeune mariée, il me semble qu'il n'y a pas à choisir. Quand on aime son mari, tout est facile; c'est un plaisir de penser et d'agir comme lui. — Oui, mon enfant, c'est le secret de la comédie; tout le monde le connaît, mais personne ne s'en sert. Tant que les lueurs de la lune de miel éclairent un nouveau ménage, tout va de soi; aussi longtemps qu'un mari court au-devant de nos désirs, nous avons la vertu de le laisser faire; mais plus tard il n'en est plus de même. Gomment garder notre empire? La jeunesse et la beauté passent; l'esprit ne suffit pas, autrement quelle Parisienne ne serait heureuse? Pour LA BONNE FEMME. 135 rester maîtresse au logis, il faut la plus divine des vertus, la bonté ; une bonté aveugle, sourde, muette, qui pardonne toujours pour le plaisir de pardon- ner. Aimer beaucoup, aimer à outrance, pour qu'on nous aime un peu, c'est le secret du bonheur pour les femmes, c'est toute la morale de l'histoire de Gudbrand. ^ -v ^-vv^ \"^-- '^'^.V-^^'PTl P 0 U C l N E T CONTE FINLANDAIS I 11 y avait une fois un paysan qui avail trois liis : Pierre, Paul cL Jean. Pierre était grand, gros, rouge et bete; Paul était maigre, jaune, envieux et mé chant; Jean était pétri de malice et blanc comme une femme, mais si petit, si petit qu'il se serait ca- ché dans les grandes bottes de son père; aussi l'a- vait-on surnommé Poucinet. 136 POUGINEÏ. Pour toute richesse ici-bas le paysan n'avait que sa famille; c'était fête au logis quand, par ha- sard, on y entrevoyait l'ombre d'un sou. Le sei- gle était cher, la vie ru- de; aussi, dès que les trois enfants commencè- rent à travailler, le bon père les engagea - 1 - il soir et matin à quitter la cabane où ils étaient nés, et à courir le monde pour y chercher fortune. — A l'étranger, leur disait-il, le pain n'est pas toujours facile à ga- gner, mais il y en a; tan- dis qu'ici, ce qui peut vous arriver de plus heu- reux, c'est de mourir de faim. Mais voici qu'à une lieue de la cabane le roi du pays avait son palais ; un magnifique édifice tout en POUCINET. 137 bois avec vingt balcons découpés et six fenêtres vi- trées. Et voilà que tout à coup, par une belle nuit d'été, juste eu face des fenêtres, il sort de terre un grand chêne, avec tant de branches et de feuilles qu'on ne voyait plus clair dans la maison du roi. Abattre ce géant u'était pas chose facile; il u'y avait pas de cognée qui ne s'émoussàt sur le tronc, et pour chaque branche ou chaque racine qu'on cou- pait, il en poussait deux. En vain le roi avait promis trois sacs d'écus à qui le délivrerait de ce voisinage incommode. De guerre asse, il avait fallu se résigner à éclairer le palais en plein jour. Ce n'est pas tout : dans un pays où les ruisseaux sortent de la pierre même, il n'y avait pas d'eau dans le manoir royal. L'été, il fallait se laver les mains avec de la bière et se débarbouiller avec de l'hydro- mel. C'était une honte; aussi le prince avait-il promis des terres, de l'argent et un titre de marquis à celui qui, dans la cour du château, creuserait un puits as- sez profond pour donner de l'eau toute l'année. Mais personne n'avait pu gagner le prix, car le palais était sur une hauteur, et à un pied du sol on trouvait le granit. Le roi avait mis ces deux choses dans sa tête, et ne ■ 18 158 POUCINET. voulait pas en démordre. Si petit prince qu'il fût, il n'était pas moins entêté qu'un empereur de Chine. C'est le privilège de la charge. Pour en venir à ses fins, il fit afficher dans toute l'étendue de ses do- maines une grande pancarte revêtue des armes royales. A celui qui abattrait le chêne et creuserait le puits, il n'offrait rien de moins que la main de la princesse sa fille et la moitié de son royaume. La princesse était belle comme le jour, la moitié d'un royaume n'est ja- mais à dédaigner; il y avait \h de quoi tenter plus d'un ambitieux. Aussi de Suède et de Norvège, de Danemark et de Russie, des îles et du continent vint-il une foule de robustes ouvriers, la cognée sur l'épaule et la pioche à la main. Mais ils eurent beau tailler et couper, pio POUCINET. 159 cher et creuser, ce fut peine perdue. A chaque coup le chêne devenait plus dur et le granit ne devenait pas i)lus tendre; si bien que les plus hardis finirent par y renoncer. II Un jour que dans le pays on avait beaucoup parlé de cette affaire qui tournait toutes les têtes, les trois frères se demandèrent pourquoi, si leur père y con- sentait, ils n'iraient point tenter la fortune. Réussir, ils n'y comptaient guère, et ne prétendaient ni à la princesse ni à la moitié du royaume; mais qui sait s'ils ne trouveraient pas, à la cour ou ailleurs, une place et un bon maître? c'était tout ce qu'il leur fal- lait. Le père approuva ses fils; Pierre, Paul et Jean se mirent en route pour aller au palais du roi. 140 POUGINKT. Tandis qu'ils marchaient, Poucinet courait le long de la route, allant et venant comme un chien en chasse, regardant tout, étudiant tout, furetant par- tout. Mouches, herhes, cailloux, rien n'échappait à ses veux de souris. Sans cesse il arrêtait ses frères pour leur demander le pourquoi de toutes choses; pourquoi les aheilles entraient-elles dans le calice des fleurs? pourquoi les hirondelles rasaient-elles les ri- vières? pourquoi les papillons volaient-ils en zigzag? A toutes ces questions Pierre se mettait à rire, Paul haussait les épaules et imposait silence à Poucinet, en l'appelant un orgueilleux et un impertinent. Chemin faisant, on entra dans un grand hois de sa- pins qui couvrait une montagne. Sur la hauteur on en- tendait un hruit de cognée, un craquement de bran- ches qui tombaient. — Ça m'étonne bien qu'on abatte des arbres sur la crête d'une montagne, dit Poucinet. — Ça m'étonnerait bien si tu ne t'étonnais pas, ré- pondit Paul d'un ton sec. Tout est merveille pour les ignorants. — Enfant! on dirait que tu n'as jamais vu de bû- cherons, ajouta Pierre en tapant sur la joue de son petit frère. POUGINET. 141 — C'est égal, ditPoucinet, je suis curieux de voir ce qui se passe là- liaut. — Va, dit Paul, ^ fatigue-toi; cela te servira de leçon, | petit vaniteux, qui veux en savoir plus j que tes grands frè- res. Poucinet ne s'in- quiéta guère de la remarque; il grim- pa, il courut, écou- tant d'où venait le bruit et se diri- geant de ce côté. Quand il arriva en haut de la monta- gne, que croyez - vous qu'il trouva? Une cognée en- chantée, qui toute seule et d'elle-même taillait un pin de la plus belle venue. 142 POUCINET. — Bonjour, madame de la Cognée, dit Poucinet. Ça ne vous ennuie pas d'être là toute seule à hacher ce vieil arbre? — Il y a longues années que je t'attends, mon fils, répondit la cognée. — Eh bien, me voici, répondit Poucinet. Et, sans s'étonner de rien, il prit la cognée, la mit dans son grand sac de cuir et descendit gaiement. — Quelle merveille monsieur l'étonné a -t-il vue là haut? dit Paul en regardant Poucinet d'un air dédai- gneux — C'était bien une cognée que nous entendions, répondit l'enfant. — Je te l'avais dit, reprit Pierre; te voilà en nage pour rien; tu aurais mieux fait de rester avec nous. Un peu plus loin la route était péniblement ouverte entre des masses de rochers, et dans le lointain on en- tendait sur la hauteur un bruit sec comme celui du fer qui frappe sur la pierre. — Ça m'étonne bien qu'on attaque un rocher par là-haut, dit Poucinet. — Vraiment, dit Paul, monsieur est sorti hier de sa coquille; il n'a jamais entendu un pivert frappant de son bec le creux d'un vieil arbre. POUCINET. 145 — C'est vrai, dit Pierre en riant, c'est un pivert, reste avec nous, bambin. — C'est égal, dit Poucinet, je suis curieux de voir ce qui se passe là-haut. Et le voilà qui se met à grimper sur le rocher en ram- pant sur les mains et les ge- noux, tandis que Pierre et Paul se moquaient de lui. Quand il arriva en haut du rocher, que croyez-vous qu'il trouva? Une pioche enchantée qui, toute seule et d'elle-même, creusait le roc comme si c'eût été une terre molle. A chaque coup elle pénétrait de plus d'un pied. — Bonjour, madame de la Pioche, dit Poucinet; çanevous ennuie pas d'être là toute seule à creuser ce vieux rocher? — Il y a longues années que je t'attends, mon fils, répondit la pioche. 144 POUCINET. — Eh bien, me voici, répondit Poucinet. Et, sans s'étonner de rien, il prit la pioche, la dé- mancha, mit les deux morceaux dans son grand sac de cuir, et descendit gaiement. — Quel miracle Sa Seigneurie a-t-elle vu là-haut? demanda Paul d'un ton impertinent. — C'était une pioche qu'on entendait, répondit l'enfant. Et il reprit son chemin sans en dire davantage. Un peu plus loin on arriva à un ruisseau : l'eau était transparente et fraîche; les voyageurs avaient soif: chacun se mit à boire dans le creux de sa main. — Ça m'étonne bien qu'il y ait tant d'eau dans une vallée si peu profonde, dit Poucinet. Je voudrais sa- voir d'où sort ce ruisseau. — Vous verrez, dit Paul, qu'un de ces jours cet im- pertinent en remontrera au bon Dieu en personne. Monsieur l'étonné ne sait pas encore que les ruis- seaux sortent de terre? — C'est égal, dit Poucinet, je suis curieux de voir d'où vient cette eau. Et le voilà qui remonte le ruisseau malgré les cris et les reproches de ses frères. Il va, il court jusqu'à ce qu'enfin l'eau diminue, diminue. Cliacun se mit à boire dans le creux de sa maiii. 19 POIJCINEÏ. 147 El, quand il fut arrivé au bout, que croyez-vous qu'il trouva? Une coquille de noix, du fond de laquelle l'eau jaillissait et brillait au soleil. — Bonjour, ma- dame de la Source, dit Poucinet; ça ne vous ennuie pas d'ê- tre là toute seule à jaillir dans votre pe- tit coin ? — Il y ^ longues années que je t'at- tends, mon fils, ré- pondit la coquille de noix. — Eh bien, me voici, dit Poucinet. Et, sans s'étonner de rien, il prit la coquille de noix, la tamponna avec de la mousse afin que l'eau ne pût pas sortir, et puis il mit la noix dans son grand sac de cuir et descendit gaiement. — Sais-tu maintenant d'où sort ce ruisseau? lui cria Pierre du plus loin qu'il l'aperçut. 148 POUCINET. — Oui, mon frère, dit Poucinet; il sort d'un petit trou . — Cet enfant a trop d'esprit, dit Paul; on ne pourra jamais l'élever. — J'ai vu ce que je voulais voir, dit tout bas Pou- cinet; et je sais ce que je voulais savoir, ça me suffit. Et, sur ce, il se frotta les mains. III On arriva enfin au palais du roi. Le chêne était plus gros et plus touffu que jamais; il n'y avait point de puits dans la cour du château, et à la porte du palais était toujours pendue la grande pancarte qui promet- tait la main de la princesse et la moitié du royaume à quiconque, noble, bourgeois ou paysan, exécuterait les deux choses que désirait Sa Majesté. Seulement, comme le roi était fatigué de tant d'essais inutiles qui n'avaient servi qu'à le désespérer, on avait mis une petite pancarte au-dessous de la grande ; et sur cette petite pancarte on avait écrit en lettres rouges ce qui suit : « Soit donné avis par les présentes que, dans son inépuisable bonté. Sa Majesté le roi a daigné ordon- POUCINET. i/i9 ner que quiconque ne réussira point à abattre le chêne, ou à creuser le puits, aura les oreilles coupées sur l'heure même , pour lui ap- prendre à se connaî- tre lui-même, ce qui est la première leçon de la sagesse. » Et afin que tout le monde pût profiter de ce conseil prudent, on avait cloué autour de la pancarte une trentaine d'o- reilles toutes sanglantes, à l'adresse de ceux qui manqueraient un peu de modestie. Quand Pierre eut lu l'affiche, il se mit à rire, re- troussa ses moustaches, regarda ses bras où les veines gonflées marquaient comme autant de cordes bleues; puis il tourna deux fois sa cognée autour de sa tête, et d'un coup il abattit une des grosses branches de l'arbre maudit. Mais tout aussitôt il en repoussa deux, chacune plus grande et plus forte que la première; si bien que les gardes du roi saisirent le malheureux bûcheron. 150 POUCINET. et, séance tenante, Ini coupèrent les deux oreilles. — Tu n'es qu'un maladroit, dit Paul à son frère. 11 prit à son tour sa cognée, tourna lentement au- tour de l'arbre, et, voyant une racine qui sortait du sol, il la trancha d'un seul coup. Au même instant deux énormes racines firent sauter la terre, et de cha- cune d'elles s'élança un jet vigoureux tout chargé de feuillage. — Saisissez ce misérable ! s'écria le roi furieux; et puisque l'exemple de son frère ne lui a pas servi, cou- pez-lui les deux oreilles au ras de la joue. Sitôt dit, sitôt fait; mais ce double malheur de fa- mille ne parut pas effrayer Poucinet ; il avança réso- lument pour tenter la fortune. — Chassez-moi cet avorton! cria le roi; et s'il ré- siste, coupez-lui de suite les oreilles; il y gagnera une leçon et nous épargnera sa sottise. — Pardon, Majesté! dit Poucinet, un roi n'a que sa parole; j'ai le droit d'essayer; il sera toujours temps de me couper les oreilles quand je n'aurai pas réussi. — Va donc, dit le roi en soupirant; mais prends garde que je ne te fasse couper le nez par-dessus le marché. Du fond de son grand sac de cuir Poucinet tira la POUCINET. 151 cognée eiicliaiiléc; elle était presque aussi haute que lui, et il eut quelque peine à la mettre debout, le manche appuyé sur la terre. — Coupe! coupe! lui cria-t-il. Et voici la cognée qui coupe, qui taille, qui fend, qui abat à droite, à gauche, en haut, en bas. Tronc, branches, racines, tout est en morceaux; ce fut l'af- faire d'un quart d'heure; et cependant il y avait tant 152 POUCINET. de bois, tant de bois, que la cour tout entière s'en chauffa pendant plus d'un an. Quand l'arbre fut abattu et rasé, Poucinet s'appro- cha du roi, qui avait fait asseoir la princesse auprès de lui, et il leur fit à tous deux un salut gra- cieux. — Votre Majesté, dit-il, est- elle satisfaite de son fidèle sujet? — Oui, dit le roi; mais il me faut mon puits, ou sinon gare tes oreilles! — Que Votre Majesté veuille bien m'indiquer l'en- droit qui lui convient, dit Poucinet; j'essayerai en- core une fois d'être agréable à mon souverain. On se rendit dans la grande cour du palais ; le roi se plaça sur un siège élevé; la princesse se mit un peu au-dessous de son père et commença à regarder avec une certaine inquiétude le petit mari que le ciel lui envoyait. Ce n'était pas un époux de cette taille qu'elle avait rêvé. Sans se troubler le moins du monde, Poucinet tira de son grand sac de cuir la pioche enchantée; il l'en- mancha tranquillement, puis, la plaçant à terre au lieu indiqué : 20 El voici l'eau qui jaillit au milieu des Heurs en chantnnl avec Mil doux m ii i-m u re. POUGINET. 155 — Pioche! pioche! lui cria-t-il. Et voilà la pioche qui lait sauter en éclats le granit, et qui, en moins d'un quart d'heure, creuse un puits de plus de cent pieds de profondeur. — Votre Majesté, dit Poucinet en saluant le roi, trouve-t-elle que cette citerne soit assez creuse? — Oui, certes, dit le roi; mais il y manque de l'eau. — Que Votre Majesté m'accorde une minute, dit Poucinet, et sa juste impatience sera satisfaite. Disant cela, il tira de son grand sac de cuir la co- quille de noix tout enveloppée de mousse, et la plaça sur une grande vasque où, faute d'eau, on avait mis des fleurs. Une fois que la coquille fut solidement en- trée dans la terre : — Jaillis! jaillis! cria-t-il. Et voici l'eau qui jaillit au milieu des fleurs en chantant avec un doux murmure, et qui retombe en pluie et en cascade, avec une telle fraîcheur que toute la cour en avait froid, avec une telle abondance qu'en un quart d'heure le puits était rempli, et qu'il fallut creuser en toute hâte un ruisseau pour se délivrer de cette richesse menaçante. — Sire, dit Poucinet en mettant un genou en terre 156 POUCINET. devant le fauteuil royal, Votre Majesté trouve-t-elle que j'aie rempli ses conditions? — Oui, marquis de Poucinette, répondit le roi; je suis prêt à te céder la moitié de mon royaume, ou à t'en payer le prix, au moyen d'un impôt que mes fidèles sujets seront trop heureux d'acquitter; mais, pour te donner la princesse et t'appeler mon gendre, c'est une autre affaire, car cela ne dépend pas de moi seul. — Que faut-il faire? demanda fièrement Poucinet, en mettant le poing sur la hanche et en regardant la princesse. — Tu le sauras demain, reprit le roi ; en attendant tu es mon hôte, et on va te préparer la plus belle chambre du château. Le roi parti, Poucinet courut à ses deux frères, qui, avec leurs oreilles coupées, avaient l'air de chiens ratiers. — Ah! mes bons amis ! leur dit-il, voyez si j'avais tort de m'étonner de toutes choses et d'en chercher la raison? — Tu as eu de la chance, reprit froidement Paul; la fortune est aveugle et ne choisit pas toujours le plus digne. — Tu as bien fait, mon enfant, dit Pierre. Avec ou POUCÏiNET. 157 sans oreilles, je me réjouis de ton bonheur, et je vou- drais que notre père fût ici. Poucinet emmena ses deux frères avec lui; et, comme il était en faveur, le jour même un cham- bellan trouva moyen d'occuper au château les deux essorillés. IV Rentré dans ses appartements, le roi ne dormit pas. Un gendre tel que Poucinet ne lui plaisait guère; Sa Majesté cherchait comment elle pourrait ne pas tenir sa parole sans avoir l'air d'y manquer. Pour les honnêtes gens, c'est une œuvre difficile. Placé entre son honneur et son intérêt, jamais un coquin n'hé- site; mais c'est pour cela qu'il est un coquin. Dans son anxiété, le roi fit appeler Pierre et Paul; les deux frères pouvaient seuls lui faire connaître l'origine, le caractère et les mœurs de Poucinet. Pierre fit l'éloge de son petit frère, ce qui charma mé- diocrement Sa Majesté; Paul mit le roi plus à son aise en lui prouvant que Poucinet n'était qu'un aven- turier, et qu'il serait ridicule qu'un grand prince se crût obligé envers un vilain. — Cet enfant est si vaniteux, ajouta le méchant 158 POUCINET. frère, qu'il se croit de taille à affronter un géant. Dans ce district vit un Troll \ qui est la terreur du voisinage; il enlève les bœufs et les vaches à dix lieues à la ronde; eh bien, Poucinet a répété plusieurs fois que, s'il voulait, il ferait de ce monstre son valet. — C'est ce que nous verrons, dit le roi. Là-dessus il congédia les deux frères, et dormit tranquillement. * Chez les Scandinaves, les Trolls sont des géants monstrueux qui habitent les lacs et les forêts. C'est probablement de ce nom qu'est venu notre mot de drôle, qui en route a changé de sens. POUCINET. 159 Le lendemain, en présence de tonte la conr, le roi fit appeler Poucinet. Il arriva blanc comme le lis, frais comme la rose, souriant comme le matin. — Mon gendre, dit le roi en appuyant sur ces mots, un brave tel que vous ne peut pas épouser une prin- cesse sans lui donner une maison digne d'elle. Il y a dans ces bois un Troll qui a, dit-on, vingt pieds de haut, et qui mange un bœuf à son déjeuner. Ivec un habit galonné, un cha- peau à trois cornes, des épaulettes d'or et une hallebarde de quinze pieds, cela ferait un portier digne d'un roi. Ma fille vous prie de lui faire ce petit ca- deau, après quoi elle verra à vous donner sa main. — Ça n'est pas ai- sé, dit Poucinet; mais pour plaire à Son Al- tesse, j'essayerai. Il descendit à l'office, mit dans son grand sac de 160 POUCINET. cuir la cognée enchantée, un pain, un morceau de fromage et un couteau, puis, jetant son sac sur son épaule, il prit le chemin des bois. Pierre pleurait, Paul souriait, et comptait bien qu'une fois parti, son frère ne reviendrait jamais. Entré dans la forêt, Poucinet regarda de droite et de gauche, mais les herbes l'empêchaient de voir. Alors il se mit à chanter à plein gosier : Troll par ci, Troll par là, Où donc es-tu? Je te défie! 11 me faut ton corps ou ta vie ; Troll par ci, Troll par là, Veux- tu te montrer? — Me voilà! Me voilà ! cridi le géant avec un hurlement épouvan- table; attends-moi, je ne ferai de toi qu'une bou- chée. — Ne te presse pas, mon bon ami, répondit Pouci- net de sa petite voix pointue; j'ai une heure à te donner. Quand le Troll arriva, il tourna la tête de tous côtés, fort étonné de ne rien voir; enfin, baissant les yeux, il aperçut un enfant assis sur un arbre renversé et tenant un grand sac de cuir entre ses genoux. PO UC IN ET. 101 — Est-ce toi (|in m'as tiré de iiiou somme, vau- rien? dit-il en roulant de gros yeux flandjoyants. — Moi-même, mon cher, dit Poucinet; je viens te prendr.e à mon service. — Ah î ah! dit le géant, qui était aussi béte qu'il était grand; nous allons rire. Je vais te jeter dans ce nid de corbeaux que j'aperçois là-haut; ça t'appren- dra à rôder dans ma foret. — Ta foret? reprit l'enfant; elle est à moi plus qu'à toi; si tu dis un mot, je la rase en un quart d'heure. 21 102 POUCINKT. — Ali! ah! (lit le géant, je voudrais voir ea, mou petit bouhounue. Poucinet avait placé la coguée à terre. — Coupe! coupe! lui cria-t-il. Et voici la cognée qui coupe, qui taille, qui fend, qui abat, à droite, à gauche, en bas, en haut. Et voilà les branches qui pleuvent sur la tête du Troll, dru comme grêle en temps d'orage. — Assez, assez, dit le géant, qui commençait à avoir peur; ne me détruis pas ma forêt. Qui donc es-tu ? — Je suis de fameux sorcier Poucinet; et je n'ai qu'à dire un mot pour que ma cognée te tranche la tête. Tu ne sais pas encore à qui tu as affaire. Reste là. Le géant s'arrêta, fort intrigué de ce qu'il avait vu. Poucinet, qui avait faim, ouvrit son grand sac de cuir et en tira son pain et son fromage. — Qu'est-ce que c'est que cette chose blanche? de manda le Troll, qui n'avait jamais vu de fromage. — C'est une pierre, dit Poucinet- Et il y mordit à belles dents. — Tu manges des pierres? dit le géant. — Oui, c'est nia nourriture habituelle; c'est pour — Assez, assez, il i l le géant, (j u i c o m m e n ç a i l à avoir peur; ne me détruis |>as ma torét. POUCINRT. i65 cela que je ne grandis pas comme toi, qui manges des bœufs; mais c'est pour cela que, dans ma petite taille, je suis dix fois j)lus fort que toi. Mène-moi à ta maison. Le Troll était vaincu; il marcha devant Poucinet comme un gros chien devant un enfant, et le fit en- trer dans son immense cabane. — Écoute, dit Poucinet au géant; il faut que l'un de nous deux soit le maître et que l'autre soit le va- lOG POUCINET. let. Faisons un marché. Si je ne fais pas ce qne tu lais, je serai ton esclave; si tune fais pas ce que je fi is, tu seras le mien. — Accepté, dit le Troll; j'aimecais à avoir pour va- let un petit fûté comme toi. Ça me fatigue de penser, tu auras de l'esprit pour moi. Pour connuencer, voici mes deux seaux : va me chercher de l'eau pour faire le pot-au-feu. Poucinet leva la tête pour regarder les deux seaux. C'étaient deux tonnes énormes qui avaient chacune dix pieds de haut et six de large ; il lui eût été plus facile de s'y noyer que de les remuer. — Ah ! ah î dit le géant en ouvrant sa large bouche, te voijà déjà empêché, mon fils; fais donc ce que je fais, va puiser de l'eau. — A quoi bon? dit Poucinet ; je cours chercher la source, et je la jetterai dans la marmite, ce sera plus tôt fini. — Non, non, cria le Troll ; tu m'as déjà gâté ma forêt, je ne veux pas que tu me prennes ma source : demain je serais à sec. Fais le feu, je vais chercher de l'eau. Une fois la marmite accrochée, le géant y jeta un bœuf coupé par morceaux, avec cinquante choux et i»uuciîni:t. 107 une voiUu'e de carottes. Il écuiiia avec uiu^ [loèle à l'rire, et goûta plus d'une fois au bouillon. — Â. table maintenant, dit-il; nous verrons si tu feras ce que je ferai. Pour ma part, je me sens d'hu- meur à manger ce bœuf tout entier, et toi par-dessus le marché; tu me serviras de dessert. — A table, dit Poucinet. Mais avant de s'asseoir, il glissa sous sa jaquette son grand sac de cuir qui lui descendait du cou jus- qu'aux pieds. Voici les deux compères à table; le Troll man- geait, mangeait; Poucinet n'y allait pas non plus de main morte; mais c'était dans son sac qu'il je- tait viande, choux et carottes, sans que rien l'ar- rêtât. — Ouf! dit le géant, je n'en puis plus, je vais dé- faire un bouton de ma veste. — Mange donc, paresseux, cria Poucinet en enfon- çant la moitié d'un chou sous son menton. — Ouf! dit le géant, je défais un second bouton. Quel estomac d'autruche as-tu donc, mon fds ? On voit que tu es habitué à manger des pierres. — Mange donc, paresseux, cria Poucinet en enfon- çant un gros morceau de bœuf sous son menton. 168 rOUCllNET. — Oui ! dit le géant, je défais mon troisième bou- ton, j'élouflé. Et toi, sorcier? — Bah! dit Poucinet, rien n'est plus facile que de se doruier un peu d'air. 11 prit son cou- teau, et fendit sa ja- quette et son sac dans toute la longueur de l'estomac. — A ton tour, dit- il au géant, fais ce que je fais. — Serviteur, dit le Troll , j'aime mieux être ton valet; je ne digère pas l'acier. Chose dite, chose faite ; le géant baisa la main de Poucinet en signe de soumis- sion; puis chargeant sur une épaule son petit maître et sur l'autre un gros sac d'or, il prit le chemin du château. POUCINET. 4G9 Il V avait le te au palais, et l'on ne pensait pas plus à Poucinet que si le géant l'avait mangé depuis huit jours, quand tout à coup on enten- dit un fracas ef- froyable. Le châ- teau trembla jus- que dans ses fon- dements. C'était le Troll qui, trouvant la grande porte trop basse pour lui, l'avait jetée à terre d'un coup de pied. Chacun courut à la fenêtre, le roi comme les autres, et on aperçut Poucinet tran- 99 170 POIÎCINET. (juillement assis sur l'épaule de sou terrible valet. Notre aveuturier eutra de plaiu-pied par le balcou du preuiier étage, et uiettaut uu geuou à terre devant sa fiancée : — Princesse, dit-il, vous avez désiré un esclave, en voici deux. Cette parole galante fut insérée le lendemain dans le bulletin officiel de la Gazette de la Cour ; mais au moment où elle fut dite, elle embarrassa un peu le roi . Comme il ne savait que répondre, il tira la princesse dans l'embrasure d'une fenêtre : — Ma fille, lui dit-il, je n'ai plus de motif pour re- fuser ta main à ce hardi jeune homme; sacrifie-toi à la raison d'État; on ne marie pas les princesses pour leur plaisir. — Permettez, mon père, dit l'infante en faisant une révérence. Princesse ou non, toute fille aime à se ma- rier suivant son goût; laissez-moi défendre mes droits à ma façon. — Poucinet, ajouta-t-elle à haute voix, vous êtes brave et heureux, mais cela ne suffit pas pour plaire aux dames. — Je le sais, dit Poucinet, il faut de plus faire leur volonté et se plier à leurs caprices. l'UUCliNET. 171 — Vous cLes un ««airou d'espril, réjiondil la j)riii- cessc. Puisque vous devinez si bien, je vous pro pose nue dernière épreuve qui ne doit pas vous el- l'rayer, car vous n'aurez que moi pour adversaire. Joutons à qui sera le plus fin ; ma main sera le prix du combat. Pou ci net lit un profond salut ; toute la cour descen- dit dans la salle du trône, où, à l'effroi général, on trouva le Troll assis par terre. La salle n'avait que quinze pieds de haut, le pauvre géant n'y pouvait tenir debout. Sur un signe de son jeune maître, il vint en rampant se mettre auprès de lui, heureux et fier de lui obéir. C'était la force au service de l'esprit. 172 POUCINET. — Coiiiiueiicuiis, dit la princesse, mais par une fo- lie. On dit que les femmes n'ont pas peur de mentir, voyons qui de nous deux supportera le mieux un mensonge. Le premier qui dira : C'est trop forty sera vaincu. — Pour mentir en riant, ou pour dire la vérité sé- rieusement, je suis aux ordres de Son Altesse, répon- dit Poucinet. — Je suis sûre, dit la princesse, que vous n'avez pas une ferme aussi belle que la nôtre. Quand deux bergers cornent à chaque bout de nos terres, le pre- mier n'entend pas le second, le second n'entend pas le premier. — Qu'est-ce que cela? dit Poucinet. L'enclos de mon père est si vaste que, lorsqu'une génisse de deux mois entre par une porte, elle en sort par l'autre déjà vache et donnant du lait. — Ça ne m'étonne pas, dit la princesse ; mais vous n'ayez pas un taureau aussi gros que le nôtre. Un homme peut s'asseoir sur chacune de ses cornes, et ces deux hommes ne peuvent pas se toucher avec un aiguillon de vingt pieds. — Qu'est-ce que cela? dit Poucinet. Le taureau de mon père a la tète si large, qu'un valet placé sur une POUCINET. 173 de ses cornes ne peut apercevoir le valet perché sur l'autre corne. — Cela ne m'étonne pas, dit la princesse; mais vous n'avez pas autant de lait que nous, car nous en emplissons chaque jour vingt tonnes qui ont chacune cent pieds de hauteur, et chaque semaine nous empi- lons une montagne de fromages qui n'est ni moins large ni moins élevée que la grande pyramide d'E- gypte. — Qu'est-ce que cela? dit Poucinet. Dans l'étable de mon père, on fait de si grands fromages, qu'un jour notre jument étant tombée dans la forme, nous ne l'avons retrouvée qu'après un voyage de sept jours, encore la pauvre bête avait-elle les reins cassés. Pour m'en servir, j'ai été obligé de lui remplacer l'épine du dos par un grand sapin; ce qui allait à merveille. Mais un beau matin, voilà le sapin qui pousse une branche en l'air, et cette branche devient si haute, qu'en grim- pant après j'arrivai jusqu'au ciel. Là, je vois une dame en blanc qui filait l'écume de la mer pour en faire du fil de la vierge; je veux en prendre, crac, le fil casse, et je tombe dans un trou de souris. Là, qu'est-ce que je vois, votre père et ma mère qui filaient chacun leur quenouille, et, comme votre père était maladroit, voici 174 POUChM::!. ma iiiùrc ciui lui duiiiie un tel suui'llcl, qu'elle lui eu l'ail trenlhler la moustache. — C'est trop tort, s'écria la princesse furieuse; ja- mais mon père n'a souffert une pareille indignité. — Elle a dit : C'est trop fort^ cria le géant; maitre, la princesse est à nous. VI Pas encore, dit la princesse en rougissant. Pouci- net, j'ai trois énigmes à vous proposer; devinez-les, je n'aurai plus qu'à obéir à mon père. Dites-moi quelle est la chose qui tombe toujours et qui ne se casse jamais. — Ah ! dit Pou ci net ^ il y ^ longtemps que ma mère me l'a appris : c'est une cascade. -=- C'est pourtant vrai, s'écria le géant. Qui est-ce qui aurait deviné ça? POUCIM:!. 175 — Ditcs-iiioi, continua la princesse, d'une voix plus émue : Qu'est-ce qui fait tous les jours la même route et ne revient jamais sur ses pas? — Ah! dit Poucinel, il y a longtemps que ma mère me l'a appris : c'est le soleil. — C'est bon, dit la princesse, pâle de colère; reste une dernière question. Qu'est-ce que vous pensez et que je ne pense pas? Qu'est-ce que je ne pense pas et que vous pensez? Quelle est la chose que nous pensons tous les deux? Quelle est celle que nous ne pensons ni l'un ni l'autre? Poucinet baissa la tète et réfléchit; il était embar- rassé. — Maître, dit le Troll, si la chose est trop difficile, ne vous cassez pas la tète. Faites un signe, j'emporte la princesse, ça sera fini tout de suite. — Tais-toi, esclave, dit Poucinet. La force ne peut rien, mon pauvre ami; tu devrais en savoir quelque chose; laisse-moi essaver d'un autre moven. — Madame, dit-il au milieu d'un profond si- lence; je n'ose deviner, et cependant, dans cette énigme, j'entrevois mon bonheur. J'ai osé penser que vos paroles n'auraient pour moi nulle obscurité, et vous avez justement pensé le contraire. Vous avez la \H\ POUCINET. bonté de croire que je ne suis pas indigne de vous plaire, et je n'ai pas la témérité de le penser. Enfin, ajouta-t-il en souriant, ce que nous pensons tous les deux, c'est qu'il y en a de plus sots que nous dans ce monde; ce que nous ne pensons ni l'un ni l'autre, c'est que le roi, votre auguste père, et ce pauvre Troll aient autant... — Silence, dit la princesse, voici ma main. — Que pensez-vous donc sur mon compte, s'écria le roi, je serais heureux de le savoir. — Mon bon père, dit la princesse en lui sautant au cou, nous pensons que vous êtes le plus sage des rois et le meilleur des hommes. — Bien, dit le roi, je le sais. En attendant, il faut faire quelque chose pour mon bon peuple. Poucinet, je vous nomme duc. — Vive le duc de Poucinet! vive mon maître, cria le géant d'une telle voix, qu'on crut que le tonnerre tombait sur la maison. Heureusement on en fut quitte pour la peur et pour vingt carreaux brisés. Le lidèlc géant ne trouva rion de mieux à taire (juc de mettre la voiture sur sa tète. POUCINET. 179 VII Raconter les noces de la princesse et de Poncinet, serait chose inutile; toutes les noces se ressemblent, il n'y a de différence que dans les lendemains. Cependant, de la part d'un historien sincère, il se- rait inexcusable de ne pas dire que la présence du Troll ajouta beaucoup d'agrément à cette fête magni- fique. C'est ainsi qu'à la sortie du moustier, dans l'ex- cès de sa joie, le fidèle géant ne trouva rien de mieux à faire que de mettre la voiture de noce sur sa tête et de ramener ainsi les époux au palais. C'est là un de ces incidents qu'il est bon de noter, car on ne les voit pas tous les jours. Le soir, il y eut fête dans toute la résidence. Festins, discours, verres de couleur, épithalames, feu d'arti- fice, fleurs et bouquets, rien ne manqua à la solennité ; ce fut une joie universelle. Dans le château, chacun riait, chantait, mangeait, parlait ou buvait; un seul homme, caché dans un coin, s'amusait d'une façon qui n'était point celle de tout le monde; c'était Paul. Il se trouvait heureux qu'on lui eût coupé les oreilles, parce qu'il deve- 180 POUCINET. liait sourd et n'entendait pas les éloges prodigués à son frère; en revanche, il se trouvait malheureux de n'être pas aveugle, parce qu'il lui fallait voir le sou- rire des deux fiancés. Aussi finit-il par s'enfuir dans les bois, où il fut mangé par les ours; j'en souhaite autant à tous les envieux. Poucinet était si petit qu'il était bien difficile de le respecter; mais il était si affable et si doux, qu'il eût bientôt conquis l'amour de sa femme et l'affection du peuple tout entier. Après la mort de son beau-père, il occupa le trône pendant cinquante-deux ans, sans que jamais personne un seul jour désirât une révolution. Fait incroyable, s'il ne nous était attesté par la chro- nique officielle de son règne. Il avait tant de finesse, dit l'histoire, qu'il devinait toujours ce qui pouvait servir ou plaire à chacun de ses sujets; il était si bon, que le plaisir d'autrui faisait toute sa joie. 11 ne vivait que pour les autres. Mais pourquoi louer sa bonté? n'est-ce pas la vertu des gens d'esprit? Quoiqu'on en dise, il n'y a pas de bonnes bêtes ici-bas; je ne parle que des bêtes à deux pieds et sans plume. Quand on est bête, on n'est pas bon; quand on est bon, on n'est pas bête: croyez-en ma vieille expérience. Si tous les imbéciles POUCINET. 1S! ne sont pas méchants, ce dont je doute, tons les mé- chants sont des imbéciles. C'est la morale de mon conte; elle en vaut bien une autre. Qu'on en trouve une meilleure, je Tirai dire à Rome. CONTES BOHÈMES V^E VISITE A PlIAGUE. oiisieur, dit le ke(lner\ en- trant dans ma chambre avec la majesté d'un notaire de co- médie, la plume à l'oreille, l'encrier à la main et un re- gistre sous le bras; monsieur aurait-il l'obligeance de s'in- scrire sur le livre de riiôtcl? Là, monsieur, ajouta-t-il en C'est le garçon de riiôLcI. 184 CONTES BOHÈMES. ouvrant le registre et en me montrant une page toute sillonnée de lignes noires. Que monsieur prenne seu- lement la peine d'écrire son nom, son prénom, son âge, son domicile, la date de son passe-port, celle du dernier visa, sa profession, sa condition de célibataire ou d'homme marié, sa religion... — Pardieu ! interrompis-je, on est furieusement curieux à Prague; j'ai souvent voyagé, jamais on ne m'en a demandé si long. — Monsieur est en Autriche, dit le kellner en cli- gnant de l'œil; c'est un pays où l'on aime beaucoup la statistique. Je pris la plume d'assez mauvaise grâce. Après avoir rempli les six premières colonnes, je remarquai que le voyageur inscrit en haut de la page s'était déclaré rentier, marié et catholique, et qu'au-dessous de ces trois mots sacramentels, tous les survenants avaient écrit à la file : dito^ dito^ dito. C'était sans doute l'ordre du jour en Autriche; je crus ne pouvoir mieux faire que de suivre l'exemple de mes devanciers. Un Français qui voyage est toujours plus ou moins ren- tier, catholique ou marié. Le kellner se baissa sur le registre et lut mon nom avec une attention qui me toucha. Il suivit du doigt CONTES BOHÈMES. 185 chaque colonne, réfléchit, se gratta l'oreille, puis, cli- gnant de l'œil une seconde fois, ce qui lui donnait un faux air de Méphisto[)hélès : — Monsieur le professeur, dit -il, i^arde l'inco- gnito? — Pour garder l'incognito, encore faut- il être connu, répondis-je assez étonné de ce titre de profes- seur donfe on me saluait en Bohême. Vous me prenez pour un autre. — Quoi! s'écria le kellne)\ n'aurais-je pas l'hon- neur de parler à M. le professeur L..., de Paris, que nous attendons depuis trois jours? — De plus fort en plus fort. Vous êtes le diahle, mon bon ami, sinon le coryphée de la statistique au- trichienne. — Rien de tout cela, monsieur, répondit-il avec la fausse humilité d'un homme flatté de la méprise. De- puis trois jours il y a chez le portier une lettre à l'a- dresse de monsieur le professeur. Je vais la faire monter à l'instant. Sur quoi il me salua en clignant de l'œil une troi- sième fois. C'était sa façon d'avoir de l'esprit. Une lettre! A Paris, on ne s'en émeut guère; à l'é- tranger, c'est une bonne fortune. Loin de son pays, 24 ISfi CONTES BOHÈMES, on songe à ceux qu'on aime. Seul, on a besoin de s'entourer de ces chers souvenirs; il est doux de se dire qu'on n'est pas oublié. La lettre n'était pas de France, mais d'Allemagne. C'était mon bon et vieil ami, le docteur Wolfgang Gottlob, professeur de philologie à l'Université d'Hei- delberg, qui, pour se consoler d'avoir manqué ma vi- site, m'écrivait ce qui suit, dans un latin fort impré- gné de Cicéron : LAUSDEO PROF. S. D. BETULEIO PROF. « S. V. B. E. E. Q. V. Te in Bohemiam salvum ve- nisse, et quietum tandem Praga ad signum Cœrulei Sideris (vulgo zum hlauen Sterne]^ consedisse, vehe- menter exopto. Me absentem fuisse Heidelberga, meo tempore pernecessario, submoleste fero; hoc me tamen consolor; te brevi ad hanc germanicam musa- rum arcem rediturum sodales nostri una voce renun- tiant. Accipe interea hanc hospitalem tesseram, quam non minus tibi quam discipulo et amico nostro Ste- phano Strjbrskyo, jucundam fore spero. Tuas etiam Pragenses expecto litteras, ut, sicut ait Tullius no- ster, habeam rationem non modo negotii, verum etiam otii tui. Nec enim te fugit aureum Socratis dictum : CONTES BOHÈMES. 187 Panla pliilôn hoina. Cura iil valcas, et ulsciani quando co<>ites lleidelbergani. Etiani atquc ctiani vale. » Je me permets de traduire cette épitre pour celles de mes aiiuables lectrices qui auraieut perdu leur latiu à redresser les fausses idées de MM. leurs maris : LE niOFESSEUR GOTTLOB AU l'ilOFESSEUR I..., SALLÎ. (( Si VOUS vous portez bien, bonne nouvelle; moi, je me porte bien. Je désire vivement que vous soyez ar- rivé en bonne santé dans la Bohême, et que, tranquille entin, vous vous reposiez à Prague, a l'hôtel de l'Etoile- Bleue. Je regrette beaucoup de ne m' être pas trouvé à IIeidell)erg quand ma présence y eût été si nécessaire; une chose toutefois me console : tous mes confrères m'annoncent que vous reviendrez bientôt en ce séjour des Muses germaniques. Recevez cependant cette ies- Hcrahospitalis^ qui, je l'espère, fera plaisir et à vous et à mon ami et disciple Stéphane Strjbrsky. J'attends vos lettres de Prague ahn d'avoir, comme dit Cicéron, le compte de vos plaisirs non moins que de vos af- faires. Vous n'avez pas oublié l'excellent mot de So- crate : Entre amis tout eM commun. Soignez votre santé, et dites-moi quand vous viendrez à Heidelberg. Adieu, et une fois encore adieu. » 188 COMES BOHÈMES. La tessrra ho^pilalis^ que je serrai dans mon porte- feuille, était une carte de visite à laquelle le respec- table Wolfgang Gottlob avait donné une tournure épi- graphique. A son élève bien-aimé Le docteur Sstepan Strjbrsry Kolowrat strasse 719 Le D*" WOLFGANG GOTTI.OB. C. I. P. P. 0. ^ MAGNIFIQUE r.ECTEUR recommande comme un ami et un frère le docteur et professeur L. de Paris. Reddes incolumem^ precor, Et serves animx dimidiitm mex. Douce hospitalité de l'Allemagne, sainte confrérie de l'étude qui tant de fois m'avez donné un foyer à l'étranger, je ne puis assez vous bénir! Si les voyages ne m'ont pas rendu sage et vertueux, comme ce pru- dent Ulysse qui dès le siège de Troie avait trouvé l'art de toujours revenir sur l'eau, Advcrsis rerum immersabilis undis, du moins ils ont élargi l'horizon de ma pensée, ils m'ont agrandi le cœur, ils m'ont appris que de sa * Conseiller intime, professeur public ordinaire. CONTES B()I1ÊMI<:S. J89 main libérale Dieu a semé par toute la terre des mer- veilles à admirer, des hommes à aimer. Tout égayé de cette bonne lettre, je partis à la dé- couverte de Prague, avec la furie de ces voyageurs no- vices qui prennent la fatigue pour le plaisir. Murray à la main (c'est la seule autorité infaillible que recon- naissent les Anglais), je courus au vieux pont de la Moldau. Je regardai l'endroit où Jean Népomucène, un grand saint, fut jeté à l'eau, aimant mieux mourir que de livrer à un mari, roi et jaloux, la confession de la reine, sa royale pénitente. De là je montai au Hrad- schin, j'en interrogeai les souvenirs, je visitai l'église, ses tombeaux, ses reliques, ses trésors. Redescendu en ville, rien n'échappa à ma curiosité. Le Clemenii- num, le Carolinum^ le Muséum^ le vieux cimetière des juifs, tout y passa. Enfin, à deux heures, suivant l'usage, je dînai, non pas à l'hôtel, mais dans l'île So- phie, en plein air, au milieu des eaux et des fleurs, aux sons d'une musique excellente. Pour que rien ne manquât aux plaisirs de cette folle journée, je descen- dis dans la Schinzeninsel par le pont suspendu, ne voulunt point passer au pays de Freyschûtz sans tou- cher une carabine. Là j'appris par expérience que je pouvais partir en guerre, sans jamais craindre de 190 CONTES r.OIIÈMES. violer le cinquième conimandenieiit. A dix pas je manquerais un bataillon, à moins de faire comme le pauvre Max, et de vendre monameau diable. C'est un peu trop cher pour un vieux philosophe; je le laisse aux amoureux et aux Césars. Le soleil baissait à l'horizon, les eaux paisibles de la Moldau s'enflammaient aux derniers ravons du jour, quand, fatigué de n'avoir regardé depuis le matin que des pierres, des vitraux et des peintures, je pensai qu'il serait doux de voir une ligure anrie. La rue Kolowrat n'était pas loin, j'y courus, et trou- vai bientôt le numéro 719. C'était une maison d'ap- parence modeste, avec une porte basse, surmontée d'un masque de lion ; je frappai, point de réponse; je frappai une seconde fois, j'entendis à l'intérieur une voix d'homme. — Nanynkal criait cette voix, Nanynka, ihckdo klepa na dwere. — Bon Dieu! m'écriai-je, est-ce que je sais le bo- hème sans l'avoir appris? Klepa^ c'est le klopfen alle- mand, on frappe; dwere^ c'est tliur^ c'est la porte. 0 puissance de la linguistique! — Dobre gitro^ pane\ me dit brusquement, en ou- * Bonjour, monsieur. CONTES BOHEMES. 191 vrant la porte, imo grande fille en jnpon vert, en cami- sole rouge. C'était Nanynka qui, d'un mot, dissipait ma science et mon rêve. Dobre gitro^ pour moi, c'était de l'hébreu. Je lui demandai en allemand si son maître était au logis; elle se mit à rire aux éclats. Je tirai de mon portefeuille la tessera Jiospitalis^ et j'essayai de lire le nom de mon hôte; peine perdue, Nanynka riait de plus belle. De désespoir, je lui tendis la carte maudite en criant : — Sstepan ! Sstepan ! Nanynka riait toujours, et si fort, que de colère je me pris à rire à mon tour. Heureusement la voix intérieure vint à mon secours en appelant Nanynka. La grande fille me fit signe d'entrer, et, pre- nant la carte, elle monta un petit escalier en répé- tant : — JSiemec, pane^ niemec\ deux mots qui ne lais- saient pas que de m'intriguer. Un instant après, Stéphane me serrait la main. Des cheveux blonds rejetés en arrière, des yeux bleus et limpides, le nez et la moustache en l'air, c'était une ' Un Allemand, monsieur, un Allemand. 19^2 CONTES BOHÈMES. de ces ligures franches et loyales qu'on aime à pre- mière vue. — Que je suis heureux de vous tenir dans ma maison! disait-il; que je suis fâché de ne point parler français ! N'im- porte, vous parlez alle- mand , nous pourrons maudire dans leur lan- gue ces ahominables Tudesques. Que mon vieux maî- tre a été bon de songer à moi ! Entrez, que je vous pré- sente toute ma famille, ma grand'mère et ma sœur. Au fond d'un parloir sombre, à peine éclairé par un dernier rayon de soleil, était l'aïeule, tournant son rouet, le rouet de Marguerite; en face d'elle, une jeune fille chantait au piano un air national, qu'elle interrompit au bruit de nos pas. — Chère maman, dit Stéphane, un Français, un ami du professeur Gottlob. Docteur, je vous présente Cathinka, ma sœur. La connaissance fut bientôt faite, et nous voilà tous quatre assis et causant tranquillement comme de vieux amis. CONTES BOHÈMES. 193 Quand je dis tranquillement, je ne parle ni des al- lées et venues de la grande Nanynka, ni des signes mystérieux qu'elle traçait dans l'air, ni des paroles qu'elle murmurait à l'oreille de sa jeune maîtresse, ni des clefs qui résonnaient dans sa main. Dans la langue de l'hospitalité, langue que parlait déjà le vieil Abraham, cela veut dire : a Voilà un hôte. C'est Dieu qui nous l'envoie. Sauvons l'honneur de la maison. » Pendant ce manège innocent, la conversation allait son train; mais j'avais beau aborder mille sujets diffé- rents, Stéphane, par un invincible penchant, revenait toujours à l'éloge de la Bohème, à des tirades contre les Allemands. Il appartenait à cette famille d'esprits, si bien nommée par Hazlitt la famille des joueurs d'orgue ; gens aimables, du reste, mais qui tournent toujours la même idée et ne chantent jamais qu'un seul air. — Donnez-moi la main, disait-il; Slaves et Fran- çais sont des frères. Si le sort n'avait jeté entre nous ces froids Germains, il y a longtemps que l'Europe ne ferait plus qu'une patrie. Nous autres Tchèques, si nous avons remplacé les vieux Celtes de la Bohème, nous en avons gardé l'esprit, la bravoure, l'amour de la liberté. Avez-vous vu au Hradschin la Chambre de I9i CONTES liOlIFJIES. la Diète, la Landtagstabe^ et la fenêtre d'où nos pères jetèrent d'une hauteur de quatre-vingts pieds les con- seillers de la tyrannie impériale? C'est ce qu'on appe- lait la coutume bohème; cette façon de voter avait du bon, quoi qu'on dise. La fenêtre est toujours là, et vous en verrez de non moins célèbres à l'hôtel d(! ville. Tous nos ennemis politiques ont pi^ssé j)ar ce chemin. Nous autres Bohèmes, on nous tue, mais nous ne cé- dons pas. Nous avons toujours dans les veines le san<^ de Népomucène, de lluss et de Ziska. A l'étranger, je n'aime guère à parler politique; il ine semble que l'hospitalité impose une grande ré- serve; j'essayai d'amener Stéphane en France. Je ne pouvais plus nud tomber. — Autrefois, dit-il, nos pères ont combattu en- semble. A la bataille de Crécy, ce vieux roi aveugle, qui se fait attacher entre ses deux écuyers, fonce sur l'Anglais et meurt en héros, c'est un Bohême, c'est notre roi Jean de Luxembourg. Je suis sûr qu'en France, au pays des braves, on ne l'a pas oublié. Qui sait si l'alliance ne se renouera pas un jour, et non pas contre les Anglais? C'était le moment de tenter une diversion. Je lui parlai de la langue tchèque ou bohème, de la parenté CONTES BOHEMES. 195 de tous le? idiomes indo-européens; la grammaire aryenne me semblait un terrain neutre à l'abri de la discorde. N'étant philologues ni l'un ni l'autre, nous n'avions aucune raison de nous prendre aux cheveux. Je me trompais. A peine le sujet était-il effleuré, que Sephane se mettant à rire : — Tenez, dit-il, ceci me rappelle une bonne his- toire de l'empereur Sigismond, qui, au travers de ses vices et de ses faiblesses, avait gardé l'esprit national. Au concile de Constance, il commença une belle ha- rangue en latin impérial : « Videte, patres^ dit-il aux « Pères du Concile, iit eradicetis schismam Hussita- « rum, ^) Sur quoi, un moine de notre pays, hardi et franc comme im Bohême, se leva et lui dit : « Sere- a umime rex^ schisma est gcneris nentri. — Et com- (i ment le sais-tu? dit Sigismond revenant à la langue « de son pays. — C'est Alexandre Gallus qui l'en- c( seigne, répondit le moine. — Et qui est cet Alexandre a Gallus? — C'était un moine, dit notre pédant tondu. (( — Voilà un plaisant pataud, s'écria Sigismond. Moi «je suis l'empereur de Rome; ma parole, je crois, (c vaut bien celle d'un moine. » Et le Concile de rire en attendant qu'il brûlât notre martyr. N'est-ce pas là de l'esprit français? 196 CONTINS BOHÈMES. — Tout à fait; mais parlez-moi de votre littéra- ture; ou dit que Scliaffarik etPalacky out réveillé chez vous la traditiou et ranimé le sentiment national. — Ce ne sont pas les seuls, reprit Stéphane; j'es- père que nous remettrons bientôt en vigueur la fa- meuse loi de Mathias, qui chassait du pays comme un traître quiconque ne parlait pas bohème, et lui confisquait tous ses biens. — C'est pousser un peu loin l'amour de la philo- logie. — Songez donc, reprit-il, que nous avons une langue et une littérature admirables. Fils de l'Orient, nous en avons apporté avec nous les trésors. Légen- des, contes, poésies, c'est là notre domaine, comme la musique. Les Allemands ne font que nous piller. — Vous avez des contes? — Demandez à grand' mère, elle vous en dira jus- qu'à demain. Et nous les avons recueillis; Kulda, Maly, Daxner, Madame Niemec, les ont publiés, VVenzig les a traduits en allemand ^ ; je vous prêterai son livre quand vous voudrez. — J'aimerais mieux vous entendre. Un conte, dans * WestsJawischer Mœrchenschat z . J)eutsch bearbeitet von J. Wenzig. C'est un charmant recueil. CONTES BOHÈMES. 197 un livre, c'est une fleur sécliée; récité, c'est la fleur sur pied, avec toute sa grâce et sa fraîcheur. — Eh bien! mon hôte, je tâcherai de vous plaire; grand'mère et Cathinka en feront autant de leur côté, et quand vous serez de retour en France, vous récite- rez aux Français les contes des Bohèmes, leurs amis. Je commence par un conte d'étudiant; il a pour titre : Es-tu content? ou F Histoire des nez. ES TU CONTENT? OU l'hISTOIRE DES NEZ. A Dewitz, aux environs de Prague, il y avait une fois un fermier, riche et bizarre, qui avait une jolie fille à marier. Les étudiants de Prague (en ce temps-là il y en avait vingt-cinq mille) allaient souvent du côté de Dewitz, et il en est plus d'un qui eût volontiers conduit la charrue pour devenir le gendre du fermier. Mais comment faire? La première condition que le rusé paysan imposait à chaque nouveau valet était celle-ci : (c Je t'engage pour un an, c'est-à-dire jusqu'à ce que le coucou chante le retour du printemps, si d'ici là tu me dis une seule fois que tu n'es pas content, je te coupe le bout du nez. Du reste, ajoutait-il en riant. 198 CONTES BOHÈMES. je te donne le même droit sur ma personne. » Et il faisait comme il avait dit. Prague était rempli d'étu- diants auxquels on avait recollé le bout du nez, ce qui n'empêchait pas la cicatrice et encore moins les mau- vaises plaisanteries. Revenir de Devvitz défiguré et ri- dicule, c'était de quoi refroidir la passion. Un certain Coranda, assez lourd de sa personne, mais froid, fin et rusé, ce qui n'est pas un mauvais moyen de faire fortune, voulut tenter l'aventure. Le fermier l'accueillit avec sa bonhomie ordinaire, et, le marché conclu, l'envoya aux champs labourer. A l'heure du déjeuner, on appela les autres valets, mais on eut soin d'oublier notre homme; à diner, on fit de même. Coranda ne se troubla point, revint au logis, et tandis que la fermière portait du grain aux poules, il décrocha dans la cuisine un énorme jambon, prit un grand pain dans la huche, et s'en alla aux champs dîner et faire un somme. Lorsqu'il revint le soir : — Es-tu content? lui cria le fermier. — Très-content, répondit Coranda ; j'ai mieux dîné que vous. Voici la fermière qui accourt en criant au voleur; et notre homme de rire. Le fermier pâlit. — Vous n'cles pas cuiileut? dit Coraiida. — Un jambon n'est qu'un jambon, reprit le maître. Je ne me trouble pas pour si peu. Mais depuis lors on eut soin de ne pas laisser à jeun notre étudiant. Vint le dimanche. Le fermier et sa femme montèrent en char pour se rendre à l'église, et dirent au pré- tendu valet : — Tu soigneras le diner; tu mettras dans la mar- mite ce morceau de viande, et tu y joindras oignons, carottes, ciboules et persil. — Bien, dit Coranda. Il y avait à la ferme un petit chien mignon qui se nommait Per- sil. Coranda le tue, le dépouille et le fait bouil- lir proprement ^^ dans le pot-au- feu. Quand la 1 fermière revint, elle appela son favori; hélas! elle ne trouva qu'une peau sanglante pendue à la fenêtre. =- Qu'as-tu fait? dit-elle à Coranda. 200 CONTES BOHEMES. — Ce que vous m'avez commandé, maîtresse : j'ai mis oignons, carottes, ciboules et Persil dans la mar- mite. — Méchant sol! cria le fennier, tu as eu le cœur de tuer cette innocente créature, qui taisait la joie de la maison? — Vous n'êtes pas content, dit Coranda en tirant son couteau de sa poche. — Je ne dis pas cela, reprit le bonhomme. Un chien mort n'est qu'un chien mori. Et il soupira. Quelques jours plus tard, le fermier et sa femme al- lèrent au marché. Comme ils se méfiaient de leur ter- rible valet, ils lui dirent : — Tu resteras au logis, tu ne te permettras rien de ton chef, tu feras exactement ce que feront les autres. — Bien, dit Coranda. Il y avait dans la cour un vieil appentis dont le toit menaçait ruine. Vinrent les maçons pour le réparer; suivant l'usage, ils commencèrent par le démolir. Voilà mon Coranda qui prend une échelle et monte sur le toit de la maison, qui était tout neuf. Bardeaux, lattes, clous, crampons, il arrache tout et en disperse CONTES BOHÈMES. 501 au vent les débris. Quand le fermier revint, la maison était à jour. — Drôle, s'écria-t-il, quel nouveau tour m'as-tu joué? — Je vous ai obéi, maître, reprit Co- randa ; vous m'avez dit de faire ce que feraient les autres. Est-ce que vous n'ê- tes pas content? Et il tira son cou- teau. — Content, dit le fermier , content ; pourquoi serais -je |^ mécontent ? Quel - ques lattes de plus ou de moins ne me ruineront pas. Et il soupira. Le soir venu, le fermier et sa femme se dirent qu'il était grand temps d'en finir avec ce diable incarné. Gomme c'étaient des 26 202 CONTES BOHÈMES. gens sensés, ils ne faisaient jainais rien sans consul- ter leur tille, l'usage étant en Bohême que les enfants aient toujours plus d'es prit que les parents. — Père, dit Hélène, je me cacherai de bon .-^_^'-^. matin dans le grand poirier, et je ferai le ^^^M coucou ; tu diras à Go- randa que l'année est passée, puisque le cou- cou chante; tu le paye- ras et tu le renverras. Chose dite, chose fai- te. Dés le matin on en- tend dans la campagne le cri plaintif de l'oi- seau du printemps : Cou-cou, cou-cou. Qui parut surpris? ce fut le fermier. — Or çà, mon garçon, dit-il à C^oranda, voici la saison nouvelle; le coucou chante sur le poirier là- bas; viens que je te paye et séparons-nous bons amis. co^TKs noiiiaiKs. ^03 — Un coucou, dit Coiaiida, je n'ai jamais vu ce bel oiseau. Il courl à l'ai'hi'c et le secoue à tour de bras. On entend un cri, et voilà que de l'arbre tondre une jeune lille, Dieu merci avec plus de peur que de mal. — Scélérat! criait le l'ermier. — Vous n'êtes pas content? dit Coranda en tirant son couteau. — Misérable! tu me tues ma lille et lu veux encore (pie je sois content; je suis l'on de colère; va-t'en, si tu ne veux périr de ma main. — Je partirai quand je vous aurai coupé le nez, dit Coranda. J'ai tenu ma parole, tenez la vôtre. 204 CONTES BOHÈMES. — Holà ! dit le lermier en mettant la main devant son visage, tu me laisseras bien racheter mon nez ;• — Soit, dit Coranda. — Veux- tu dix moutons? — Non. — ^^Deux bœufs? — Non. — Dix vaches? — Non , j'aime mieux vous couper le nez. Et il aiguisa son couteau sur le seuil de la maison. — Père , dit Hélène, j'ai fait la faute, je la réparerai. Coranda, voulez-vous ma main '^ au lieu du nez de mon père? '=^- — Oui, dit Coranda, — J'y mets une condition, dit la jeune fille; je prends pour ma part la suite du mar- ché. Le premier de nous qui ne sera pas content en ménage, on lui coupera le nez. — Bien, dit Coranda, j'aimerais mieux que ce lut la langue, mais après le nez on y viendra. CONTES ]]011ÈMES. 205 Jamais on ne vit |)lus belles noces à Dewilz, et ja- mais il n'y eut jilus heureux ménage. Coranda et la belle Hélène l'urent des époux accomplis. Jamais on n'entendit se plaindre ni le mari ni la femme; ils s'ai- mèrent à couteaux tirés, et, grâce à leur ingénieux contrat, ils gardèrent pendant une longue union et leur amour et leur nez. II LE TAIN d'or. — Ton histoire est brutale, mon fils, dit la grand'- mère; c'est un récit d'étudiant, ce n'est pas un vrai conte. Ceux dont on m'a bercée dans mon enlance étaient plus gracieux, plus poétiques et plus vrais. — Contez, grand'mère; nous vous écoutons. L'aïeule arrêta le rouet, dressa la quenouille, et, le- vant une main tremblante, nous dit : LE PAIN D'OR Il y avait une lois une veuve qui avait une très-belle hlle. La mère était humble et modeste ; la lîlle, Ma- rienka, était l'orgueil même. Les prétendants venaient de tous côtés, aucun ne lui convenait ; plus on s'effor- çait de lui plaire, plus elle était dédaigneuse. Une nuit (jne la pauvre mère ne dormait pas, elle prit au mur sou chapelet et se mit à prier pour le salut de celle qui lui donnait plus d'un souci. Marienka était cou- chée dans le mêine lit; la mère regardait avec amour la beauté de son enl'ant. Yoilà tout à coup Marienka qui rit en dormant. — Quel beau rêve l'ait-elle donc, qu'elle rit de la sorte? se dit la mère. Puis elle achève sa prière, remet le chapelet au mur, et, plaçant sa tète près de celle de sa hlle, elle s'endort. Au matin : CONTES BOIIÈMKS. 507 — Chère eiifîiiit, dit-elle, quel beau rêve faisais- lu donc cette nuit pour rire de la sorte? — Ce que j'ai rêvé, maman? J'ai rêvé qu'il venait ici pour moi un seigneur dans un carrosse de cuivre; il me mettait au doigt un anneau dont la pierre bril- lait comme les étoiles. Et quand je suis entrée dans l'église, le peuple n'avait d'yeux que pour la mère du Seigneur et pour moi. — Ma fille, ma fille, quel rêve orgueilleux! dit la pauvre mère en secouant la tête. Mais Marienka sortit en chantant. Le jour même il entra dans la cour un chariot. Un jeune fermier de bonne mine, et fort à son aise, venait demander à Marienka de partager avec lui le pain du paysan. Le prétendu plaisait à la mère; la Hère Ma- rienka le repoussa, en disant : — Quand tu viendrais dans un carrosse de cuivre, et que tu me mettrais au doigt un anneau dont la pierre brillerait comme les étoiles, je ne voudrais pas de toi pour mari. Et le fermier se retira en maudissant l'orgueil de Marienka . La nuit suivante, la mère s'éveilla, décrocha son chapelet et pria plus ardemment encore pour le salut 208 CONTES BOHÈMES, de sa fille. Et voilà Marienka qui rit tout haut en dor- mant. — Quel rêve fait-elle donc? se demande la mère qui prie et ne peut trouver le sommeil. Au matin : — Chère enfant, dit-elle, quel rêve as-tu donc fait cette nuit? Tu riais tout haut en dormant. — Ce que j'ai rêvé, maman ! j'ai rêvé qu'il venait ici pour moi un seigneur dans un carrosse d'argent, et il m'offrait un diadème d'or. Et quand je suis en- trée dans l'église, le peuple faisait moins d'attention à la mère du Seigneur qu'à moi. — Tais-toi, mon enfant. Tu blasphèmes ! Prie, ma fille ; prie, pour ne pas succomber à la tentation. Mais Marienka se sauva pour ne pas entendre le ser- mon que commençait sa mère. Le même jour, il entra dans la cour un carrosse. Un jeune seigneur venait prier Marienka de partager avec lui le pain des gentilshommes. C'était un grand hon- neur, disait la mère, mais la vanité est aveugle. — Quand vous viendriez en carrosse d'argent, dit Marienka au nouveau soupirant, quand vous m'offri- riez un diadème d'or, je ne voudrais pas de vous pour mari . CONTES BOHÈMES. 209 — Prends garde, ma lillc, disait la pauvre mère, rorgueil sent l'enfer. — Les mères ne savent ce qu'elles disent, pensa Marienka, et elle sortit en haussant les épaules. La troisième nuit, la mère ne put pas dormir tant elle était inquiète; elle roulait son chapelet dans ses doigts et priait pour le salut de sa fille. Voilà Marienka qui part d'un grand éclat de rire. — Bon Dieu ! dit la mère, que rêve encore la mal- heureuse enfant? Et elle resta en prière jusqu'au point du jour. Au matin : — Chère enfant, dit-elle, qu'as-tu donc rêvé cette nuit? — Vous allez encore vous fâcher. — Dis toujours, reprit la mère, dis toujours. — J'ai rêvé qu'un noble seigneur venait, avec une suite nombreuse, me demander en mariage. 11 était dans un carrosse d'or, et m'apportait une robe en dentelle d'or. Et quand je suis entré dans l'église, le peuple n'a vu que moi. La mère croisa les mains; la fille, demi-vêtue, sauta à bas du lit et s'en alla dans une autre chambre pour fuir une morale qui l'ennuyait. i>7 ^^10 CONTES BOHÈMES. Le mônie jour, il entra trois voitures dans la cour : une de cuivre, une d'argent, une d'or ; la première à deux chevaux, la seconde à quatre, la troisième à huit, tous caparaçonnés d'or et de perles. Du carrosse de cuivre et du carrosse d'argent sortirent des pages en culottes rouges, en vestes et dolmans verts; du carrosse d'or descendit un heau gentilhomme tout hahillè d'or 11 entra dans la maison, et, mettant un genou en terre, demanda à la mère la main de sa fille. Quel honneur! pensait la pauvre femme. — Voilà mon rêve, dit Marienka ; vous voyez, ma mère, que, comme toujours, j'avais raison et que vous aviez tort. Et aussitôt elle court à sa chand3re, tresse le bou- quet des fiancés, et, toute souriante, l'olTre au beau seigneur comme gage de sa foi. Et, de son côté, le beau seigneur lui passe au doigt un anneau dont la pierre brillait comme les étoiles, et lui offre un dia- dème d'or et une robe en dentelle d'oi'. L'orgueilleuse alla s'habiller pour la cérémonie. La mère, toujours inquiète, demanda au fiancé: — Mon bon seigneur, quel pain offrez-vous à ma fille? — Chez nous, dit-il, le pain est de cuivre, d'argent ou d'or; elle })Ourra choisir. CONTES noIlEMES. 15 tro}) heureuse quand on lui jelte quelques délu'is et qu'elle reçoit d'un misérable ce qui lui manque dans son palais d'or, l'aumône d'un peu de pain et d'uu peu de pitié. Tandis que l'aïeule nous récitait ce conte, qui avait une saveur toute bohème, la grande Nanynka, en- tr'ouvrant la porte, allongeait de temps en temps une tête inquiète; il lui tardait qu'on en finit avec ce rude jargon, qui la faisait sourire de dédain. Au dernier mot, elle poussa les deux battants de la porte et lit une entrée triomphale. Marchant à recu- lons, elle tenait des deuxmains une table couverte de fleurs et de bougies, et mieux servie que celle du roi des mines; l'autre bout de la table était porté par un jeune homme à l'air noble et dégagé. Avec sa tunique — =^--^- de velours, son col rabattu, son chapeau tyrolien orné d'une cocarde en plumes de faisan, on eût dit ^16 CO.\TES BOIlÈ-MtS. du roi OUokar descendu de quelque vieux lableau. — Wentzelî s'écria Stéphane. — Weiitzol! reprit la grand'nière avec un doux sourire. — WeiiUol: dit la jeune fille. Moi aussi, j'allais crier : Wenlzel, quand je vis le nouveau venu qui tendait la main à Calhinka. Je n'a- vais [ws fait grande allenlion à la sœur de mon ami; elle était restée dans le tond de la chainlae. assise près de sa grand' mère, tricotant sans lever les yeux, immobile et muette comme un oiseau endormi. Tout à coup, comme si un mol magique l'eût éveillée, elle ^e le^a transformée. Ce n'était [»lus une écolière, c'était une lemme.Elle regarda le nouveau venu et lui donna la main avec une confiance et une joie qui, tout vieux que je suis, me tirent battre le cieur. Je compris alors ce qu'était Wentzel, et pourquoi il était si avant dans les bonnes gnkes de Nanvnka. m l. V CKA>50> Dl' HrSSABD. .l'ai tait iii |'ll^^ique une admirable découverte, qui éclipsera l'invention de Niepce et de Pairiierre. Grâce CONTES nOIlÈMKS. 217 aux phénonièncsquo j'ai (Hiidiés et classés, toutes ces vi(Mllcries qu'on nouuiie moi'alo, politique, liltéra- ture, feront désormais partie des sciences naturelles; la j)liysique sera la loi suprême de l'humanité. Le mémoire que je destine à l'Académie des sciences n'est pas achevé ; ce grand œuvre est encore un se- cret, mais je compte sur la discrétion du lecteur. J'es- père qu'on ne me trahira pas. il résulte de mes nomhreuses ohservations, pour- suivies durant plus de trente ans, que l'espèce hu- maine, hommes et femmes, forme deux grandes l'a- milles qui vivent mêlées, mais qui sont entièrement distinctes, et plus op[)osées que le jour et la nuit. A la première catégorie, que provisoirement j'appelle lumi)wiise^ appartient la race qui s'imprègne de so- leil, ce qui explique comment les individus de cette race électrisent ce qu'ils approchent et répandent au- tour d'eux la chaleur, l'éclat et la vie. Ce sont les poètes, les artistes, les inventeurs, les apôtres, les pa- triotes, les amoureux et autres fous de même sorte. \a\ seconde catégorie, qui n'a de nom dans aucune langue, mais qu'on pourrait appeler réfractaire, com- prend ces individus que je crois pétris de terre et de neige fondante, car ils dislillent partout l'humidité, 28 218 CONTES BOHÈMES. le froid, le brouillard et l'ennui. Ce sont les impuis- sants, les envieux, les critiques, qui n'ont de force que pour mordre, les femmes incomprises, les scep- tiques, les dédaigneux, les jeunes gens blasés, les im- portants, les hommes graves, les personnages solen- nels, les... Mais ne parlons pas politique. Wentzel avait l'âme faite d'un rayon de soleil. De- puis son entrée, le sombre parloir où nous causions resplendissait. Tout riait autour de nous, jusqu'à la table même, où les fleurs, les bougies et les verres brillaient d'un joyeux é- clat. — Ne soupons pas en- core, disait la jeune fille, chantons! — Soit, reprit Stéphane qui ne descendait jamais de son dada; chantons, mais une chanson bohè- me. J'en expliquerai le sens à notre ami. 11 faut que notre bote prenne goût à cette langue sonore qui, de nos paroles les plus simples, fait un chant mélo- dieux. CONTES BOHÈMES. t>lU — Dites-nous la chanson du hussard, ajouta l'aïeule. J'aime ce dialogue où la voix de Cathinka se marie si bien à celle de Wentzel. Chantez, mes enfants! Cathinka était déjà an piano, jouant une espèce de mazurka, tantôt sau- tillante, tantôt plaintive; et voici ce que disaient les paroles qui accompa- gnaient cet air original. Excusez les Tantes du co- piste; il ne peut donner que la traduction d'une traduction : LA CHANSON OU HUSSARD. VI Le tambour bat aux champs; l'empci\ui' nous appelle. u Je suis soldat ; il faut partir. Adieu, uia belle ! « Sept ans sans te revoir, pour te perdre au retour! (( -- Henri, prends cet anneau; compte sur mon amour. )> Les sept ans sont passés. Marguerite, Inquiète, Languit, le cœur blessé d'une peine secrète ; On la montre du doigt; on rit de ses douleurs; Elle s'enfuit aux champs pour y cacher ses pleurs ^220 CONTES BOHÈMES. Quel est ce Iji'aii hussard à la moustache hruue, Qui promène eu vainqueur sou sahre et sa fortune? (( — Seule, ma hlonde enfant? S'il te faut un mari, IV Voici ma main. » — « xVu nom du ciel! que fait Henri? « — Le hussard, mon cher ange, est rarement fidèle; (( Henri s'est marié; sa femme est riche et helle. (( rour(|uoi tremhler? l*ourqiu)i pleurer? Regarde-moi. « Maudis l'ingrat ! Maudis le traître! et venge-loi ! (( — Qu'il ait plus d'heureux jours que la nuit n'a d'étoiles, u Quand la main du Seigneur en éclaircit les voiles; ({ Qu'autour de ses genoux ses enfants rassemblés « Se pressent plus nombreux que les fleurs dans les blés ; (( Qu'auprès de lui leur mère attentive et charmée « Goûte en paix le bonheur de se sentii* aimée ; (( Et loin d'elle, ô mon Dieu ! ce mal qui fait pâlir, M Mal dont on meurt, et dont on ne veut pas guérir! (( — Je vois, ma chère enfant, que pour me reconnaître, « Il te faut un serment juré devant un prêtre ; (( Crois-tu donc être seule à respecter ta foi, u Et u'as-lu jamais vu cette bague à mon doigt? » 0 bonheur! se revoir quand on souffre et qu'on aime ! L'église s'ouvre. Us sont mariés le jour même; Et les anges du ciel, les bénissant tous deux, Chantent en souriant : Enfants, soyez heuieux! CONTINS BOHÈMES. 221 La ciuuisoii Unie, j'écoulais encore la })laintc tou- chante de Marguerite et la joyeuse voix du hussard. Je regardais les deux jeunes gens qui, dans cette gra- cieuse mélodie, avaient mis toute leur âme. Rêves et souvenirs passaient devant mes yeux charmés. — Holà! mon hôte, me dit Stéphane en riant, si vous n'étiez pas un grave professeur, je vous soupçon- nerais de pleurer. Quelle musique, et comme les pa- roles y répondent! Allons, vous êtes des nôtres, nous ferons de vous un pur et franc Bohême. Sur ce, à table. Goûtez-moi ces saucisses fumantes, la seule gloire de Prague que comprennent les Allemands. Quand nous serons au dessert, nous donnerons la pa- role à Wentzel. Ce sera son tour de raconter. IV l'histoire de SSWAKDA ^ LA CORNEMUSE. Stéphane avait un excellent vin de Tokay, transpa- rent et doré comme la topaze; nous avions déjà trin- qué quatre ou cinq fois à la mémoire de Ziska, à l'a- venir des Slaves, quand je rappelai à Wentzel la pro- messe au'on nous avait faite en son nom. * Prononcez CInvandn. 222 CONTES DOIIÊMES. — Voulez-vous, dit-il, luic histoire qui vous lasse rire? — Non, non, dit Cathinka. Une histoire qui nous fasse peur. 11 est si amusant d'avoir peur quand on ne craint rien et qu'on a près de soi tous ses amis. — Eh hien! dit Wentzel, écoutez donc l'histoire de Sswanda . SSWANDA LA CORNEMUSE Sswanda la cornemuse était un joyeux compagnon. Comme tout vrai musicien, il était né avec une soil inguérissable ; c'était en outre un joueur enragé; il eût risqué son âme au strajak^ Quand à force de souffler il avait gagné sa journée, il se donnait volon- tiers quelques heures de bon temps, causant avec la bouteille et jouant aux cartes avec le premier venu, jusqu'à ce qu'il rentrât dans sa maison aussi léger d'argent qu'il en était sorti. Du reste, toujours gai, rieur, goguenard, si bien que pas un buveur ne quit- tait la table tant que la Cornemuse était là. Aussi son nom vit-il encore en Bohême, et là où les Allemands disent : a C'est un loustic, » nous disons • a C'est un Sswanda. » * C'est une espèce de bouilloUe. s s \V A. NI) A LA cor. NF. RI USE CONTES BOHÈMES '225 Un jour qu'il y avait fête à Mokran, et il n'y avait pas de Ijoiuielète sans la Cornemuse, Sswanda ayant souillé dans son instrument jnsqu'à minuit et gagnr pas mal de zwanziger ', voulut s'amuser pour son compte. Prières ni promesses ne purent le décider à continuer ses chansons; il voulait boire tout son soûl et battre les cartes à son aise. Pour la première lois il ne trouva personne qui voulût jouer avec lui. Sswanda n'était pas homme à quitter l'auberge tant qu'il avait un kreutzer dans sa poche, et ce jour-là il en avait beaucoup. A force de parler, de rire et de boire, il lui prit une de ces idées fixes qui ne sont pas rares chez ceux qui regardent trop souvent le fond de leur verre : il voulait jouer à tout prix et provoquait tous ses voisins. Furieux de ne pas trouver un parîner^ il se leva d'un pas mal assuré, paya ce qu'il avait bu, et sortit de l'auberge. — A Drazic, se disait-il, il y a pèlerinage : le maître d'école et le bailli sont d'honnêtes gens qui n'ont pas peur de la dame de pique. Là je trouverai des hommes, hurrah ! Et de joie il lit claquer ses doigts et sauta de telle ' l'iècc de '20 krcutzcrs (80 c). 29 226 cOi\Ti^:s boiii^:mi!:s. force qu'il lui lalluL faire au moins dix pas avant de remeltre sa tète et ses jambes en équilibre. La nuit était claire, la lune brillait comme l'œil d'un poisson. Arrivé à un carrefour, Sswanda leva les yeux par hasard, et resta immobile et muet. Une nuée de corbeaux tournait en croassant au- dessus de sa tète; en face de lui étaient quatre poutres dressées en fa- çon de colonnes, et réu- nies en l'air par quatre travées. A chaque travée pendait un cadavre à de- mi-ron<^é. C'était un pilo- I i*i, spectacle })eu récréa- tif pour une âme moins stoïque que Sswanda. Il n'était pas remis du premier frisson que tout à coup parut devant lui un homme vèLu de noir, CONTES BOHEMES. 2'z7 les joues pales, les veux brillants eommc des escar- boucles. — Où vas-tu si tard, l'ami Cornemuse? dit le nou- veau venu d'une voix adoucie. — A Drazic, monsieur de l'habit noir, répondit l'intrépide Ssw^anda. — Veux-tu gagner quelque chose avec ta musique? — Je suis las de souffler, répondit Sswanda. J'ai ramassé quelques zwanzlge)\ je veux m'amuser. — Qui te parle de zimnziger? C'est avec de l'or que nous payons. Disant cela, l'étranger lui mit sous les yeux une poignée de ducats qui brillaient comme du feu. La Cornemuse était fils de bonne mère, il ne savait pas résister à une prière ainsi faite; il suivit l'homme noir et ses ducats. Combien de temps marcha-t-il? c'est ce qu'il ne put jamais se rappeler. Il est vrai qu'il avait la tète un peu lourde. Le seul souvenir qui lui resta, ce fut que l'homme noir l'avertit d'accepter tout ce qu'on lui offrirait, or ou vin, mais de ne jamais remercier autrement qu'en disant : « Bonne chance, mon frère ! » Sans trop savoir comment il était entré, il se trouva dans une pièce sombre où trois hommes, vêtus de 228 CONTES BOHÈMES. noir comme son guide, jouaient au strajak. 11 n'y avait d'autre lumière que leurs yeux flamboyants. Sur la table étaient des monceaux d'or et une cruche de vin où chacun buvait à la ronde. — Mes frères, dit l'homme noir, je vous amène l'ami Sswanda, que depuis longtemps vous connaissez de réputation. En ce jour de fête, j'ai cru vous faire plaisir en vous procurant un peu de musique — Bonne idée, dit un des joueurs. Et, prenant la cruche : — Tiens, Cornemuse, ajouta-t-il, bois et joue. Sswanda eut quelques scrupules; mais, après tout, on n'a pas de charbon sans mettre ses doigts dans les COiNTES BOHÈMES. 229 cendres. Le vin, quoiqne un peu chaud, n'était pas mauvais. 11 remit la cruche sur la table, leva son chapeau et dit : — Bonne chance, mon frère! » c'est ce qu'on lui avait recommandé. La cornemuse enflée, la voilà qui commence; ja- mais ses chansons n'avaient produit une joie pa- reille. Chaque note faisait sauter les joueurs. Leurs yeux jetaient des flammes, ils se trémoussaient sur leur chaise, ils remuaient les ducats à poignée, ils criaient, ils riaient aux éclats sans que tressaillît un muscle de leur face blafarde. La cruche passait de main en main, toujours pleine, sans que jamais per- sonne V versât rien. Aussitôt que Sswanda avait fini un air, on lui ten- dait la cruche, où il ne faisait faute de mettre le nez, on jetait dans son chapeau des poignées d'or. — Bonne chance, mon frère! répétait-il étourdi de sa nouvelle fortune, bonne chance ! La fête dura longtemps, jusqu'à ce qu'enfin la Cor- nemuse s'étant mis à jouer une polka, les hommes noirs, dans un transport de gaieté, quittèrent la table et dansèrent et valsèrent avec une ardeur et une rage qui s'accordait mal avec leurs visages glacés. Un des 250 CONTKS BOHÈMES. danseurs prit tout l'or amoncelé sur le tapis, en rem- plit le chapeau de Sswanda. — Tiens, dit-il, voilà pour le plaisir que tu nous fais! — Que Dieu vous bénisse, mes bons seigneurs, s'écria le musicien ébloui. 11 n'avait pas achevé que salon, cartes, hommes noirs, tout disparut. Au niatin, un paysan qui menait du fumier aux champs entendit le son d'une cornemuse, en appro- chant du carrefour. « C'est Swanda, » dit-il; mais où était le ménétrier? Assis sur un angle du jiilori, il CONTES BOHÈMES. 231 soiirilait, soulHail, taudis que le veut du uiatiu balau- çait les cadavres des qua- tre pendus. — Holà , "compaguou , cria le paysau , depuis quand tais -tu le coucou là-haut? Et voilà Sswanda qui tressaille, laisse tomber sa cornemuse, ouvre les yeux et glisse, éperdu, le long d'un poteau. Sa })reniière pensée néanmoins l'ut pour ses ducats; il fouille dans ses poches , retourne son chapeau ; })as même un kreutzer ! — Ami, lui dit le pay- san en se signant , Dieu t'a puni; il t'a donné le diable pour compère; lu aimes trop les cartes. — Tu as raison, dit Sswanda tremblant; je n'y tou- cherai plus de ma vie. 252 • CONTES BOIlf:MES. Il tint parole, et pour remercier le ciel qui l'avait tiré d'un si grand daii- gej*, il prit la fatale cor- nemuse qui avait l'ait danser le diable, et la suspendit en ea?-î;o/o dans l'église de Strakonic, au pays de sa naissance. On l'y voit encore aujour- d'hui, et l'on cite en pro- verbe la cornemuse de Strakonic. On dit même qu'elle résonne tous les ans au jour et à l'heure où Sswanda en a joué pour Satan et ses amis. LES OIES DU BON DIEU. Tandis que Wentzel nous contait les aventures de Sswanda, je m'amusais à regarder Nanynka. Debout, en face de moi, les bras croisés, les yeux fixés sur le conteur, elle ne perdait pas un mot de ce récit fait dans une langue qu'elle n'entendait pas. L'histoire de Sswanda n'était pas nouvelle pour la grande fille; CONTES BOHÈMES. 255 chaque fois que revenait le nom du héros elle faisait des mines effroyables, connue pour me montrer qu'elle aussi était de la maison et qu'elle avait sa part de nos plaisirs. — A la santé de Wentzel ! dit Stéphane, et mainte- nant à qui la parole? — A Nanynka, dis-je en levant mon verre; elle doit savoir quelque beau conte; Stéphane, vous me le tra- duirez. — Bravo ! dit Stéphane. Et il se lit mon interprète auprès de la servante étonnée. Nanynka rougit jusqu'aux oreilles, agita ses grands bras, et enfonça ses deux mains dans les poches de son tablier, droite comme une cariatide. Cela voulait dire, je suppose : i( On se moque de moi. » Mais, encouragée par sa jeune maî- tresse , elle poussa un grand soupir, me regarda en riant, et nous conta ce qui suit avec des inflexions de voix et des gestes à dérider un séna- teur, s'il y a des sénateurs en Bohème. 50 254 CONTES BOHÈMES. LES OIES DU BON DIEU Le seigneur de mon village avait un fils. L'enfant était si méchant, si paresseux, si volontaire, qu'on n'en pouvait jouir. Aussi l'avait-on confié au pasteur pour essayer de l'adoucir et de le corriger. — Je ne veux rien faire, disait l'enfant, je suis né gentilhomme, un gentilhomme ne fait rien. Voyez mon père ! Le pasteur lui expliquait que son père avait été colonel de uhlans; qu'avant d'être colonel, quand on n'est pas né prince, il faut être major, capitaine, lieutenant, cadet; et que pour devenir cadet, il faut savoir lire dans un livre, écrire son nom, faire des armes et ime foule d'autres belles choses. — Eh bien, dit l'enfant, je veux être empereur; l'empereur ne fait rien. Et le pasteur de lui dire que l'empereur est plus occupé qu'un paysan, et que rien qu'à refuser ceux qui lui demandent une place sans y avoir droit, il lui faudrait des journées de quarante-huit heures. — Soit, dit l'enfant, je veux être le bon Dieu ; le bon Dieu ne fait rien. Le pasteur leva les mains au ciel CONTES BOHÈMES. 235 — Songe donc, mon enfant, disait-il, que Dieu gou- verne le monde tout entier. De cette main qui guide le soleil, il dirige la fourmi dans son sentier. Sa vue embrasse tout à la fois l'univers et la moindre pensée qui naît dans le cœur de riiomme; il entend l'harmo- nie des cieux et le brin d'herbe qui pousse. Dieu ne se repose jamais, car il aime toujours. Mais l'enfant était entêté; décidément il voulait être le bon Dieu, si bien que le soij' il refusa de se coucher à moins qu'on ne fit de lui le maître du monde. Me- naces et prières, tout fut inutile, jusqu'à ce que, do guerre lasse, la l'enune du pasteur, menant dans un coin le méchant garçon, lui eut promis que le len- deujain matin il serait le bon Dieu. Sur cette assu^ rance, il se laissa mettre au lit. La nuit, qui porte conseil, ne changea pas les idées du petit gentilhomme; sa première question en se levant fut de demander s'il était le bon Dieu. — Oui, dit la femme du pasteur; mais c'est aujour- d'hui dimanche, voici l'heure de l'ofhce, le bon Dieu n'y peut pas manquer. On se mit en route pour le tenq)le. Chemin faisant, on traversa une prairie qui appartenait au seigneur; c'est là que la fille de basse-cour gardait les oies du 256 CONTES BOHÈMES. château. Quand cette fille vit les gens du village qui se rendaient à l'oftice, elle courut les rejoindre. — Barbara, cria l'enfant, est-ce que tu vas laisser ces oies toutes seules? — Est-ce qu'on garde les oies le dimanche? répon- dit Barbara; c'est aujourd'hui iete. — Qui donc en aura soin? demanda l'entant. — Le dimanche, c'est le bon Dieu qui les garde, nmn doux seigneur; ce sont les oies du bon Dieu. Et elle partit. — Mon enfant, dit la femme du pasteur, tu as en- tendu les paroles de Barbara. Je t'aurais volontiers conduit à l'église pour y entendre le chant des orgues, CONTES BOHEMES. 257 mais il jjourrait arriver inallieur aux oies; et })uisque tu es le bon Dieu, c'est à toi de les garder. Que pouvait répondre mon petit gentilhouune? Il lit la grimace et courut après les oies tout le jour; mais le soir il jura qu'on ne le reprendrait plus à l'aire le bon Dieu. L'histoire finie au milieu des éclats de rire, Na- nynka remit les mains dans ses poches et reçut nos compliments avec la modestie d'un auteur à son pre- mier succès. VI LES DOUZE MOIS. — C'est votre tour. Mademoiselle, dis-je à Cathinka. — Et ensuite ce sera le vôtre, me répondit-elle; on doit l'aire de si beaux contes à Paris. En attendant, voici mon récit. LES DOUZE MOIS 11 y avait une fois une paysanne qui était restée veuve avec deux enfants. L'aînée, qui n'était que la belle-fille, se nommait Dobrunka; la seconde qui était aussi méchante que sa mère, s'appelait Zloboga. La 258 CONTES BOHÈMES. paysanne adorait sa lille, mais elle avait Dobrunka en liorreur, simplement parce que Dobrunka était aussi belle (jue sa sœur était laide. La bonne Dobrunka ne savait même pas qu'elle était jolie; aussi ne pouvait- elle pas s'expliquer pourquoi sa belle-mère entrait en fureur rien qu'en la voyant. C'était la pauvre enfant qui faisait tout dans la maison; à elle de balayer, de faire la cuisine, de laver, de coudre, de liler, de tis- ser, de couper l'herbe, de soigner la vache. Zloboga vivait en princesse, c'est-à-dire ne faisait rien. Dobrunka travaillait de grand cœur, et recevait les reproches et les coups avec la douceur d'un agneau. Rien ne désarmait la marâtre, car chaque jour ajou- tait à la beauté de l'ainée, à la laideur de la cadette. — Les voilà grandes, pensait la paysanne; les pré- tendants viendront bientôt; ils refuseront ma lille quand ils verront cette affreuse Dobrunka, qui fait exprés d'embellir pour me contrarier. A tout prix il faut que je m'en débarrasse. Un jour, c'était au milieu de janvier, Zloboga (ait envie de violettes. — Allons, Dobrunka, va me chercher dans les bois un bouquet de violettes; je le mettrai à ma ceinture et je le sentirai. CONTES BOHEMES. '17^^ — Bon Dieu, ma sœur, quello idéo! Est-co qu'il y a des violettes sous la neige? — Tais-toi, vilaine sotte, reprit la cadette; tais ce que je te dis. Si tu ne vas pas au bois, si tu ne me rapportes pas un bouquet, de violettes, je te bats comme plâtre. La mère prit Dobrunka par le bras, la jeta à la porte et tira un double verrou. La pauvre fille alla au bois en pleurant. Tout était couvert de neige; il n'y avait pas même un sentier. Dobrunka perdit sa route, la faim la prit, le froid la faisait trembler. Elle pria Dieu de la retirer de cette misérable vie. Tout à coupelle aperçoit une lueur dans le lointain. Elle marche, elle monte, elle arrive au sommet d'un 2-10 CONTES BOHÈMES. rocher. Là était un grand feu; autour du feu il y avait douze pierres, et sur chaque pierre un personnage immobile, enveloppé d'un grand manteau, la tête couverte d'un capuchon qui lui tombait jusqu'aux yeux. Trois de ces manteaux étaient blancs comme la neige, trois étaient verts comme l'herbe des prés, trois étaient blonds comme des gerbes mûres, trois étaient violets comme des grappes de raisin. Ces douze figures, qui regardaient le feu en silence, c'é- taient les douze mois de l'année. Dobrunka reconnut Janvier à sa longue barbe blan- che; seul il tenait un bâton à la main. La pauvre fille avait grand' peur; elle approcha en disant d'une voix timide : — Mes bons seigneurs, permettez-moi de me chauffer à votre feu, le froid me glace. Janvier fit un signe de tête : — Pourquoi venir ici, ma fille, dit-il, que cher- ches-tu? — Je cherche des violettes, répondit Dobrunka. — Ce n'est pas la saison, il n'y a pas de violettes en temps de neige, dit Janvier avec sa grosse voix. — Je le sais, reprit tristement Dobrunka ; mais ma sœur et ma mère me battront comme plâtre si je Autour du l'eu il y ;nail. douzo pieiTcs. el sni' cluique pioii'c 11 u ])ors()niinf4'' iinmoliilc 51 CUiNTES BOllÈMKS. t2A5 n'en rapporte pas. Mes bons seigneurs, dites-rnoi où j'en trouverai? Le vieux Janvier se leva, et, s'adressant à un jeune homme en eapuchon vert, il lui mit le bâton à la main : — Mon frère Mars, dit-il, ceci te regarde. Mars se lève à son tour et remue le feu avec le bâ- ton. Voici la flamme qui s'élève; la neige fond, des bourgeons rougissent les rameaux, l'herbe verdit au pied des buissons, les fleurs percent sous la verdure, les violettes s'ouvrent. C'est le printemps. — Vite, mon enfant, cueille tes violettes, dit Mars. Dobrunka en fait un gros bouquet, remercie les douze mois, et court joyeuse au logis. Qui fût éton- née? ce fut Zloboga, ce fut la marâtre. L'odeur des violettes embaumait la maison. — Où as-tu trouvé ces belles choses? demanda Zloboga d'un ton dédaigneux. — Là-haut, sur la montagne, répondit sa sœur. Il y a comme un grand tapis bleu sous les buissons. Zloboga mit le bouquet à sa ceinture, et ne dit même pas merci à la pauvre enfant. Le lendemain, la méchante sœur, rêvant auprès du poêle, eut envie de fraises. 244 CONTES BOHÈMES. — Vas me chercher des fraises dans les bois, dit-elle h Dobrunka. — Bon Dieu! ma sœur, quelle idée! Est-ce qu'il y a des fraises sous la neige? — Tais-toi, vilaine sotte; fais ce que je te dis. Situ ne vas pas au bois, si tu ne me rapportés pas un panier de fraises, je te bas comme plâtre. La mère pritDobrunka parle bras, la jeta à la porte et tira un double verrou. La pauvre fille reprit le chemin du bois, cherchant de tous ses yeux la lumière de la veille. Elle fut assez heureuse pour la revoir, et arriva auprès du feu, tremblante et glacée. Les douze mois étaient à leur place, immobiles et silencieux. — Mes bons seigneurs, permettez-moi de me chauf- fer à votre feu; le froid me glace. — Pourquoi reviens-tu? dit Janvier; que cher- ches-tu? — Je cherche des fraises, répondit-elle. — Ce n'est pas la saison, reprit Janvier avec sa grosse voix, il n'y a pas de fraises sous la neige. — Je le sais, reprit tristement Dol)runka; mais ma mère et ma sœur me battront comme plâtre si je n'en CONTES BOHÊMKS. <245 rapporte pas. Mes bons seigneurs, dites-moi où j'en trouverai . Le vieux Janvier se leva, et s'adressant à un homme en capuchon blond, il lui mit le bâton à la main : — Mon frère Juin, dit-il, ceci te regarde. Juin se lève à son tour, et remue le feu avec le bâ- ton. Voici la flamme qui s'élève; la neige fond, la terre verdit, les arbres se couvrent de feuilles, les oiseaux 246 CUiNTES P.OJIKMKS chantent, les flenrs s'ouvrent; c'est l'été. Des milliers de petites étoiles blanches émaillent le <^azon, puis elles se changent en fraises, et voilà les fraises qui brillent dans leurs vertes corolles comme des rubis au milieu d'émeraudes. — Vile, mon enfant, cueille tes fraises, dit Juin, Dobrunka en emplit son tablier, remercie les douze mois, et court joyeuse au logis. Qui fut étonnée? Ce fut Zloboga, ce fut la marâtre. L'odeur des fraises embaumait la maison. — Où as-tu trouvé ces belles choses? demanda Zlo- boga d'un ton dédaigneux. — Là-haut, sur la montagne, répondit sa sœur; il y en a tant qu'on dirait du sang répandu. Zloboga et sa mère mangent les fraises et ne disent même pas merci à la pauvre enfant. Le troisième jour, la méchante sœur voulut des pommes rouges. Mômes menaces, mêmes injures, mêmes violences. Dobrunka courut à la montagne, et fut assez heureuse pour retrouver les douze bons mois, qui se chauffaient immobiles et silencieux. — Encore toi, mon enfant? dit le vieux Janvier en lui faisant place au feu. Et Dobrunka lui conta en pleurant que si elle ne rap- CONTES BOHÈMES. 247 portait pas des pommes rouges, sa mère et sa sœur la battraieut jusqu'à la lairc mourir. Le bon Janvier relit les cérémonies de la veille. — Frère Septembre, dit-il à une barbe grise en capuchon violet, ceci te regarde. Septembre se lève à son tour et remue le feu avec le bâton. Voici la flamme qui s'élève; la neige fond, les arbres poussent quelques feuilles jaunies qui tombent une à une au souffle du vent. C'est l'automne. Pour toutes fleurs, quelques œillets attardés, des margue- rites, des immortelles. Dobrunka ne vit qu'une chose, c'était un pommier avec ses fruits rougissants. — Vite, mon enfant, secoue l'arbre, dit Septendjre. Elle secoue, une pomme tondjc; elle secoue une se- conde fois, il tombe un second fruit. — Vite, Dobrunka, vite à la maison ! cric Septembre d'une voix impérieuse. ' La bonne fille remercie les douze mois et court joyeuse au logis. Qui fut étonnée? ce fut Zloboga, ce fut la marâtre. — Des pommes fraîches en janvier! où as-tu cueilli ces deux pommes? demande Zloboga. — Là-haut, sur la montagne; il y a un arbre qui en est rouge comme un cerisier au mois de juillet. 248 CONTES BOHÈMES. — Pourquoi u'iipportes-tu que deux pommes? lu as niaugé les autres eu route. — Moi, ma sœur, je u'y ai pas touché; ou ue m'a permis de secouer l'arbre que deux ibis, il u'est touibé que deux pomuies. — Que le touuerre t'euipofte! crieZloboga. Et elle trappe sa sœur qui se sauve eu pleuraut. La uîéchautelille goû- ta uue des deux })om- mes; elle u' avait jamais rieu mangé d'aussi délicat. La mère fut du uiéme avis. Quel regret de n'en avoir pas davantage! — Mère, dit Zloboga, donne-moi ma pelisse, j'irai au bois, je trouverai l'arbre, et, qu'on me le permette ou non, je le secouerai si bien que toutes les ponmies seront à nous. La mère voulut faire quelques observations. Un enfant gâté n'écoute personne; Zloboga s'enveloppe dans sa pelisse, rabat le capuchon sur sa tête et court au bois. Tout était couveH de neige; il n'y avait pas môme un sentier. Zloboga perdit sa roule, mais la convoi- CONTES BOHÈMES. 249 lise et l'orgueil la poussaient en avant. Elle aperçoit une lueur dans le lointain, eourt, monte et trouve les douze mois assis chacun sur sa pierre, tous immo- biles et silencieux. Sans leur demander pardon, elle s'approche du feu. — Que viens-tu faire ici? que veux-tu? où vas-tu? dit sèchement le vieux Janvier. — Que t'importe, vieux fou? répond Zloboga. Tu n'as pas besoin de sa- voir d'où je viens, ni où je vais. Et elle s'enfonce dans le bois. Janvier fronce le sourcil et lève son bâ- ton au-dessus de sa tête. En un clin d'œil le ciel s'obscurcit, le feu noircit, la neige tombe, le vent souffle. Zloboga ne voit plus devant elle, elle s'égare, et cherche en vain à revenir sur ses pas. La neige tombe, le vent souffle. Elle appelle sa mère, elle maudit sa sœur, elle maudit Dieu. La neige tombe, le vent souffle. Zloboga est glacée, ses mem- 52 ^. 250 CONTES BOHÈMES. bres se roidissent, elle s'ar(\ussc. La neige tombe, et le vent souffle toujours. La mère va sans cesse de la fenêtre à la porte, de la porte à la fenêtre; les lieures passent, Zloboga ne re- vient pas. — 11 faut que je retrouve ma fille, dit-elle. L'enfant se sera oubliée après ces maudites pommes. La mère prend sa pelisse et son capuchon : elle court à la montagne; tout est couvert de neige, il n'y a pas même un sentier. Elle s'enfonce dans le bois, elle appelle sa fille. La neige tombe, le vent souffle. Elle marche avec l'inquiétude de la fièvre, elle crie au loin. La neige tombe, et le vent souffle toujours. Dobrunka attendit le soir et toute la nuit; per- sonne ne revint. Au matin elle prend son rouet, elle file toute une quenouille, point de nouvelles. — Bon Dieu, qu'est -il arrivé? dit en pleurant la bonne fille. Le soleil brillait au travers d'un brouil- lard glacé, la neige couvrait la terre. Dobrunka fit le signe de la croix et dit un Pater pour sa mère et sa sœur. On ne les revît pas au logis, et ce fut au printemps qu'un pâtre retrouva les deux cadavres daus les bois. Dobrunka resta seule maîtresse de la maison, de CONTKS B0I1KME8. 251 la vache et du jardin, sans parler d'une pièce de pré au-devant du lo- gis. Mais quand une bonne et jolie fille a un champ sous sa fenêtre, la pre- mière chose qui vient dans le champ c'est un jeune fermier qui offre honnête - ment son avoir, son cœur et sa main. Dobrunka fut bientôt ma- riée ; les douze mois n'abandon- nèrent pas leur enfant. Plus d'u- ne fois, quand la bise soufflait trop fort et que les vitraux tremblaient dans leur cadre de plomb, le bonhomme Janvier vint boucher avec 252 CONTES BOHEMES. de la neige toutes les lentes de la maison afin (jue le froid n'entrât point dans ce paisible réduit. Ainsi vécut Dobrunka, toujours bonne, toujours heureuse, ayant, comme dit le proverbe, l'hiver à la porte, l'été au grenier, l'automne à la cave et le prin- temps dans le cœur. YII L HISTOIRE DU ROI DE SAMARIE. — A vous, monsieur, me dit Cathinka, quand elle eut hni son aimable récit. 11 n'y avait pas à s'en dédire; je commençai. HISTOIRE DU ROI DE SAMARIE. Il y avait une fois en Samarie un vieux roi qui cha- que année réduisait les impôts. — C'est un vrai conte de fées? dit Stéphane. Bravo ! Ce roi avait trois fds, et comme il ne songeait qu'au bonheur de son peuple... A ce moment Nanynka, me touchant l'épaule et me faisant suivre son doigt, me montra la pendule qui CONTES BOHÈMES. 255 marquait dix heures, (^t l'aïeule doucement endor- mie dans son grand l'auteuil. Sans savoir le bohème, je compris ce langage. Wentzel et moi nous nous le- vâmes sans bruit en disant : A demain! Cathinka nous adressa son plus gracieux sourire, Stéphane nous serra la main, et Nanynka, en fermant la porte, ac- compagna son bonsoir lV un Miegte se dobre, pane \ qui enrichit mon glossaire tchèque d'une nouvelle locution. Wentzel m'accompagna jusqu'à l'hôtel. Nous n'a- vions pas fait dix pas qu'il commença à son tour l'é- loge de la Bohème. — Bon, pensai-je; encore un joueur d'orgue; Né- ponmcène va revenir sur l'eau. Je ne me trom[)ais que de moitié. Wentzel laissa en repos les héros slaves du temps passé; mais avec une extrême vivacité il me déclara que les plus char- mantes femmes du monde étaient en Bohême, les plus charmantes femmes de Bohême à Prague, et la plus charmante femme de Prague au numéro 719 de la rue Kolowrat. Il alla même jusqu'à me confier qu'il était le fiancé de Cathinka et le plus heureux des hommes. A vrai dire, je m'en doutais* • Portez-vous bien, nionsiciir. 254 CONTES BOHÈMES. Si je l'avais laissé i'airc, il m'eût tenu jusqu'à mi- nuit dans les rues de Prague pour me conter, à la clarté des étoiles, cette éternelle histoire qui n'a jamais fatigué que ceux qui l'écoutent; mais je tom- bais de lassitude et de sommeil, je demandai grâce à mon nouvel ami. A la porte de l'Étoile-Bleue, je retrouvai mon ai- mable kellner avec son inunuable sourire. 11 me con- duisit jusqu'à ma chambre et me souhaita le bonsoir, en clignant de l'œil d'une façon formidable, comme si ce mot bonsoir cachait un nnstère. Grâce au ciel, j'étais si fatigué et si heureux que je m'endormis à l'instant. Dieu sait quels beaux rêves je lis cette nuit-là! IX — Et le roi de Samarie? me dit ma petite nièce, à laquelle, en oncle bien élevé, je viens de lire mon conte de jour de l'an. — Mon enfant, le commencement du conte était si beau que j'en ai oublié la fm. Si je la retrouve, je te la dirai une autre fois. — Ce sera l'histoire de l'année prochaine? CONTES BOHÈMES. 255 — Ma fille, pour faire de ce conte une histoire, un an, c'est bien peu. — Il fuit donc dix ans, mon oncle? Tu ne ré- ponds pas ; vous verrez qu'il faudra attendre cent ans ! — Mon enfant, c'est la vérité en personne qui parle par ta bouche. Tu es plus sage que le roi Snlomon. LES TROIS CITRONS CONTE NAPOLITAIN 11 V avait une lois un roi qu'on appelait lo roi des Toiirs-Vermoillos. Ce prince n'avait qu'un tils (pril ai- mait comme la prunelle de ses yeux. C'était Tunique es- poir d'une dynastie près de lîuir. Marier cet illustre re- jeton, lui trouver une prin- cesse noble, riche, belle, et * Traduit librement du PeMlamfrone. 33 258 LKS TUOIS ClTIlOiNS. c'était toiit(' raiiibitioii du vieux roi. Ctiaciuc soir il s'endoruiait eu peusaut à cette uuiou désirée; cliaque uuit il rêvait qu'il était graud-père, et il eml)rassait surtout douce et boune (uotez ces deux poiuts-ci), eu songe toute une aruiée de petits garcous qui déli- 1 aient devant lui la couronne au front et le sceptre au poing. Par malheur, au milieu de toutes les vertus qui ne manquent jamais à un héritier de la couronne, Car- lino (c'était le nom du jeune prince) avait ce léger défaut, qu'il était plus farouche qu'un poulain sau- vage. Au seul nom de femme il secouait la tête et fuyait dans les bois. Quel était le chagrin du roi? il n'est guère besoin de le dire. A voir son trône sans successeurs, sa race à la veille de s'éteindre, il était plus triste et plus désolé qu'un passager qui fait nau- LES TROIS CITRONS. 259 l'rage au port. Mais il avait beau se désespérer, rien ne touchait Carlino. Les larmes d'un {)ère, les piières d'un peuple entier, l'intérêt de l'État, rien ne pouvait attendrir ce cœur de roche. A le raisonner, vingt prédicateurs avaient perdu leur éloquence, et trente sénateurs leur latin. Être entêté fut toujours un privi- lège royal, Carlino savait cela de naissance; il se serait cru déshonoré s'il n'eût rendu des points à un mulet. Mais souvent il arrive plus de choses en une heure qu'en cent ans; personne ne peut dire : «Voilà un chemin où je ne passerai jamais. » Un matin qu'on était à table, et que le prince, toujours sermonné par son père, s'occupait pour toute réponse à regarder les mouches qui tournaient en l'air, il oublia qu'il tenait à la main un couteau; dans un geste d'impatience il se piqua le doigt. Le sang jaillit, tomba dans une as- siette de crème qu'on venait de servir à Carlino, et y fit un bizarre mélange de rose et de blanc. Hasard ou punition du ciel, le caprice le plus fou saisit le prince à cette vue. — Sire, dit-il à son père, si je ne trouve pas bien- tôt une femme aussi blanche et aussi rose que cette crème colorée de mon sang, je suis un homme perdu. Cette nymphe, cette merveille, elle doit exister quelque 260 LES TROIS CITRONS. part; je l'aime, j'en perds la tête, il me la faut, je la veux. A cœur résolu rien d'impossible. Si vous voulez que je vive, laissez-moi courir le monde pour trouver mon rêve ; autrement dès demain je serai mort de désir et d'ennui. Qui resta ébahi en entendant ces belles folies? Ce fut le pauvre roi des Tours-Vermeilles. Il lui sembla que son palais lui croulait sur la tête; il pâlit, il rougit, il balbutia, il pleura; puis enfin retrouvant la parole : — 0 mon fils, s'écria-t-il, bâton de ma vieillesse, sang de mon cœur, vie de mon âme, quelle idée t'es-tu mise dans la tête? As-tu perdu la cervelle? Hier tu me faisais mourir de chagrin en refusant de te ma- rier et de me donner des héritiers; aujourd'hui, pour LES TROIS CITRONS. 26i me chasser de ce bas monde, voilà que tu te coiffes d'une autre chimère. Où veux- tu aller, malheureux? Pourquoi laisser ta maison, ton foyer, ton berceau? Sais-tu à quels périls, à quelles misères le voyageur s expose? Chasse loin de toi ces dangereuses fantai- sies; reste avec moi, mon enfant, si tu ne veux pas m'ôter la vie et ruiner du même coup ton royaume el ta maison. Toutes ces paroles, et d'autres non moins sages, n'eurent pas plus d'effet qu'une harangue officielle. Carlino, l'œil fixe, le sourcil froncé, n'entendait plus que sa passion. Tout ce qu'on lui disait lui entrait par une oreille et lui sortait par l'autre; c'était de l'éloquence jetée au vent. Quand le vieux roi, fatigué de prières et de larmes, s'aperçut enfin qu'on attendrirait plus aisément un coq de plomb sur son clocher, qu'un enfant gâté qui suit son caprice, il poussa un long soupir, et se dé- cida à laisser partir Carlino. Après lui avoir donné des avis qu'il n'écouta guère, de bons sacs d'écus qu'il reçut un peu mieux que les avis, et deux va- lets dévoués, le roi dit adieu à ce fils rebelle; il le serra contre son sein, et le cœur bien gros, il monta au haut de la grande tour pour suivre longtemps des 262 LES TROIS CITRONS. yeux l'ingrat qui le quittait. Lorsque Carlino disparut à l'horizon, le pauvre roi crut qu'on lui arrachait l'âme; il cacha sa tête dans ses mains et se mit à pleurer, non pas comme un enfant, mais comme un père. Larmes d'enfant, c'est la pluie d'été : de grosses gouttes qui ne mouillent guère; larmes d'un père, c'est la pluie d'automne, elle tombe lentement et ne sèche pas. Tandis que le roi se désolait, notre aventurier, monté sur un beau cheval, trottait la plume au vent et le cœur léger; on eût dit d'un Alexandre à qui la fortune livrait le monde. Trouver ce qu'il cherchait n'était point facile, aussi son voyage dura-t-il plus d'un jour. 11 courut par monts et par vaux, traversa royaumes, duchés, comtés et baronnies, visita villes, villages, châteaux et chaumières, regardant toutes les femmes et regardé de toutes, même de celles qui baissaient les yeux; mais il eut beau faire, la vieille Europe ne lui donna point le trésor qu'il avait rêvé. LI-:S TIIOIS CITRONS. 265 Au l)oul de (luatre mois, il arriva à Marseille, ré- solu de s'embarquer pour les grandes Indes. Mais, à la vue de la mer en furie, ses braves et tidèles servi- teurs furent pris d'une épidémie que les médecins nomment en hébreu relet^ et en grec la migraine aux pieds. Au grand regret de ces bonnes gens, il leur lallut quitter leur jeune maître et rester tranquille- ment à terre, chaudement couchés entre deux draps, 204 LES TROIS CITRONS. tandis que Carliiio, monté sur un frêle navire, déliait . ^ . les orages et les flots. Rien n'arrête un cœur que le désir emporte. Le prince courut l'Egypte, les Indes et la Chine, allant de province en province, de cité en cité, de maison en maison, de cabane en cabane, cherchant partout l'original de cette belle image qu'il avait gravée dans la tête : ce fut peine perdue. Il vit des fenmies de toutes les couleurs et de toutes les nuan- ces : brunes, blondes, châ- taines, rousses, blanches, jaunes, rouges; noires, mais celle qu'il aimait, il ne la trouva point. Toujours courant, toujours cherchant, Carlino finit par arriver au bout du monde, n'ayant plus devant lui que la mer et le ciel. C'en était '-TSuem. fait de ses espérances, son rêve lui échappait. Désolé, 1m\ LES TROIS CITRONS. 265 il se promenait à grands pas sur la grève, lorsqu'il aperçut un vieillard qui se chauffait au soleil. Le prince lui demanda s'il n'v avait rien au delà de ces flots qui se perdaient dans le lointain. — Non, répon- ^^^ dit le vieillard, per- sonne n'a jamais rien trouvé dans cette mer sans îles et sans rivages, ou du moins ceux qui s'v sont aventurés n'en sont jamais re- venus. Je me sou- viens qu'autrefois, quand j'étais en- nt, nos anciens isaient tenir de leurs pères, que là- bas, bien loin, bien loin par delà l'horizon, se trou- vait l'île des Parques. Mais malheur à l'imprudent qui approche ces fées inexorables; leur vue donne la mort. oi 266 LES TROIS CITRONS. i — Qu'importe? s'écria Carlino; pour conquérir mon rêve, j'affronterais les enfers. Une barque était là, le prince y sauta et déplia la voile. Le vent, qui soufflait au large, poussa au loin l'esquif, la terre disparut, le téméraire se trouva seul au milieu de l'Océan. En vain il regardait à l'horizon : rien que la mer, partout la mer; en vain la barque, lancée au travers des vagues écumantes, dévorait l'es^^^ pace comme un cheval qui jette au vent sa criniérc^B^T rien que la mer, toujours la mer. Les flots chassaieni les flots, les heures poussaient les heures, le soleil déclinait, la solitude et le silence semblaient s'agran- dir autour de Carlino, quand tout à coup il poussa un cri; dans h^ lointain il apercevait un point noir. Au LES TROIS CITRONS. 2()7 luùiiie iiisLaiiL la iiarque, eiitraiiice par le cuuranl, vola coimiie mio (lèclie et viiil s'éeliouer sur le sal)le, au pied d'immenses ro- eliers, ({ui élevaient jus- (|u'au eiel leurs sombres aij'uilles déchirées par le lemps. Le sort avait jeté Carlino snr cette plage, d'où nul n'est revenu. Monter au travers de cette muraille n'était pas chose aisée; il n'v avait ni route ni sentier; et lors- qu'après de longues fati- gues, Carlino, les mains en sang et le corps brisé, ar- riva enlin sur un plateau, ce qu'il y trouva n'était pas tait pour le payer de sa peine. Des glaces amonce- lées, des roches noires et humides sortant du milieu des neiges, pas un arbre, pas une herbe, pas une mousse : c'était l'image de 268 LES TROIS CITRONS. l'hiver et de la mort. Dans ce désert il n'y avait de vivant qu'une misérable masure, dont le toit en planches était chargé de grosses pierres, afin de ré- sister à la rage des vents. En approchant de ce réduit, le prince y vit un spectacle si étrange, qu'il resta muet de surprise et d'effroi. Au fond de la pièce était une grande tapisserie où l'on avait représenté toutes les conditions de la vie. On V vovait des rois, des soldats, des laboureurs, des bergers, et à coté d'eux des dames richement parées, des paysannes filant leur quenouille. Sur le premier plan, garçons et fillettes dansaient gaiement en se tenant par la main. Devant cette tapisserie se prome- nait la maîtresse du logis; c'était une vieille femme, si l'on peut donner ce nom de femme à la mort en personne, à un squelette dont les os étaient à peine cachés par une peau plus transparente et plus jaune que la cire. Semblable à une araignée qui va fondre sur sa proie, la vieille, armée de longs ciseaux, épiait d'un œil jaloux toutes ces figures; puis, tout à coup elle se jetait sur elles et coupait au hasard. Et alors de cette tapisserie sortait une clameur lugubre, qui eût glacé le cœur le plus hardi. Larmes des enfants, sanglots des mères, désespoir de ceux qui aiment, I.a vieille, armée de longs ciseaux, épiail d'un œil jaloux loulcs ces litrures. LES TROIS CITUONS. 27J dernier murmure de la vieillesse, on eût dit que toutes les douleurs humaines se confondaient dans ce suprême gémissement. A ce cri la vieille éclatait de rire; son hideux visage s'éclairait d'une joie fé- roce, tandis qu'une main invisible rajustait les fils de cette toile éternellement détruite, éternellement réparée. Déjà la mégère, rouvrant ses ciseaux, se rappro- chait de la tapisserie, quand elle aperçut l'ornbre de Carlino. — Sauve-toi, malheureux, lui cria-t-elle sans se retourner; je sais ce qui t'amène, je ne peux rien pour toi. Adresse- toi à ma sœur, peut-être fera-t-elle ce que tu désires. Elle est la vie, je suis la mort. Notre aventurier ne se le fit pas dire deux fois; il courut droit devant lui, trop heureux de fuir cette scène d'horreurs. Bientôt le pays changea d'aspect; Carlino se trouva dans une fertile vallée. Partout des moissons, des prés en fleurs, des vignes suspendues en guirlandes, des oliviers couverts de fruits. A l'ombre d'un figuier, au bord d'une eau vive, était assise une femme aveugle qui achevait d'enrouler autour de son fuseau des fils d'or et de soie. Auprès d'elle étaient rangées des que- 272 LES TROIS CITRONS. nouilles chargées d'éloupes de toutes sortes ■", lin, chanvre, laine, soie et le reste. Quand elle eut fini sa besogne, la fée allongea sa main tremblante, prit une quenouille au hasard, et se mit à filer. Carlino fit un profond salut à la dame, et, d'une voix émue, essaya de lui' conter l'histoire de son pèlerinage; mais, aux premiers mots, la fée l'ar- rêta. Il la trouva bicnitùl, belle eL fraîche connue le printemps. C'était le premier sourire tie la vie. LES TROIS CITRONS. 275 — Mon enfant, Ini dit-elle, je ne puis rien pour toi. Je ne suis qu'une pauvre aveugle, et ne sais pas moi-nuhne ce que je fais. Cette quenouille, que je n'ai pas choisie, va décider du sort de tous ceux qui nais- sent à cette heure. Richesse ou pauvreté, honheur ou malheur, sont attachés à ce lîl que je ne vois point. Esclave du destin, je ne puis rien créer. Adresse-toi à mon autre sœur, peut-être fera-t-elle ce que tu dé- sires. Elle est la naissance, je suis la vie. — Merci, madame, dit Carlino. Et, le cœur léger, il courut au-devant de la plus jeune des Parques. ^ H la trouva bientôt, belle et fraîche comme le prin- temps. Autour d'elle tout germait, tout naissait : le blé fendait la terre et allongeait ses pointes vertes au milieu des noirs sillons, les orangers ouvraient leur fleur, les bourgeons des grands arbres faisaient écla- ter leurs écailles rougissantes, les poussins, à peine emplumés, couraient autour de la poule inquiète, les agneaux pendaient aux mamelles de leur mère. C'était le premier sourire de la vie. La fée accueillit le prince avec une grâce parfaite. Après l'avoir écouté sans rire de sa folie, elle le fit souper avec elle, et au dessert lui donna trois citrons. rii\ IJ^S T II 01 s Cl THON s. ainsi qu'un joli couteau à manche de nacre et d'ar- gent. — Carlino, lui dit-elle, tu peux maintenant relourner chez ton père; le prix est gagné; tu as trouvé ce que tu cherchais. Pars donc, et quand tu se- ras rentré dans ton royaume, à la première fontaine que tu verras, coupe un de ces citrons; il en sortira une fée qui te dira : c( Donne-moi à hoire. » Sers-lui vile de l'eau, sinon elle te glissera entre les doigts comme du vif-argent. Si la seconde t'échappe de môme, aie l'œil à la dernière : donne-lui vite à boire, et tu auras une femme selon ton cœur. Ivre de joie, le prince baisa dix fois l'aimable main qui coml)lait tous ses vœux. Il était plus heureux que sage, et ne méritait guère de réussir. Mais quoi! les fées ont des caprices, et la fortune est toujours fée. Du bout du monde au royaume des Tours-Ver- meilles, il y a loin. En traversant les terres et les mers, Carlino essuya plus d'un orage et brava plus d'un danger; mais enfin, après une longue route et mille épreuves, il arriva au pays de ses pères, toujours porteur des trois citrons qu'il avait gardés comme la prunelle de ses yeux. IJ^:S TROIS CITHONS. 277 il n'était plus qu'à doux heures du clialoau l'ovîd, loi's(ju'il eulra dans uu hois épais où il avait cliassé plus d'une Ibis. Une fontaine transparente, l)ordée de loi les herbes, oni- hraq:ée de bouleaux ï:^*^ ^ aux leuilles trein- r^ blantes, invitait le "** voyageur à se repo- ser. Carlino s'as- ^ sit sur un tapis de verdure émaillé de pâquerettes, et, prenant son cou- teau, il coupa lin des citrons. Tout à coup part devant lui, comme un éclaii", une jeune fille blanche comme le lait, rouge comme la fraise. — Donne-moi à boire, dit-elle. — Qu'elle est belle! s'écria le prince, si ravi de tant de charmes, qu'il er oublia les conseils de la Parque. Mal lui en prit *, 'n une seconde, la fée avait paru et disparu. Carlino se frappa la tète, et resta plus 'o^r~ 278 LES TROIS CITRONS. étonné qu'un enfant qui veut prendre de l'eau entre ses doigts ouverts. Il essaya de se calmer et, d'une main mal assurée, ouvrit le deuxième citron; mais la seconde fée était encore plus belle et plus fugitive que sa sœur. Tandis que Carlino l'admirait tout ébahi, en un clin d'œil elle s'envola. Cette fois le prince se mit à fondre en larmes; on eût dit que la fontaine et lui ne faisaient qu'un. Il sanglotait, il s'arrachait les cheveux, il appelait sur sa tête toutes les malédictions du ciel. — Suis-je assez malheureux! criait-il; deux fois je les laisse échapper comme si j'avais les mains nouées. Sot que je suis! je mérite mon sort. Je devrais cou- rir comme un lévrier, je reste là comme une souche. Voilà de belle besogne! Enfin, tout n'est pas perdu : le troisième coup fait feu. Si ce couteau que m'a re- mis la Parque me trompe encore une fois, je sais bien ce que j'en ferai! Parlant ainsi, il coupe le dernier citron. La troi- sième fée sort, et dit comme ses compagnes : — Donne-moi à boire. Mais aussitôt le prince lui offre de l'eau, et voilà qu'il lui reste dans les mains une belle et mince LKS mois CITRONS. 279 jeune lille, blanche comme la crème, avec des filets roses sur les joues; on eut dit d'un œillet qui s'épa- nouit au matin. C'était une merveille telle que le monde n'en a jamais vu, une beauté sans pareille, une fraîcheur sans égale, une grâce qu'on n'a pas même rêvée. Ses cheveux étaient plus blonds que l'or, ses yeux bleus, d'une douceur limpide, laissaient lire au fond de son cœur, ses lèvres roses semblaient ne s'ou- vrir que pour consoler et pour charmer; en deux mots, de la tète aux pieds, c'était la créature la plus enchanteresse qui soit jamais tombée du ciel sur la terre; il est fâcheux qu'on ne nous ait pas gardé son portrait. A contempler sa fiancée, le prince perdait la tète de surprise et de joie; il avait peine à comprendre comment de l'écorce amère d'un citron était sorti ce miracle de blancheur et de bonté! — Est-ce queje dors, disait-il, esi:-ce que je rêve? Si je suis le jouet d'une illusion, par pitié, ne m'éveillez pas. Le sourire de la fée l'eut bientôt rassuré; elle ac- cepta la main que lui offrait le prince, et ce fut elle qui demanda la première à se rendre auprès de ce ])on j'oi des Tours-Vermeilles, qui serait si heureux de bé- nir ses deux enfants. :280 LES Ois CITRONS. — Ma chère àiiic, dit Carliiio, je suis aussi pressé que vous de voir mon père et de lui prouver que j'a- vais raison; mais nous ne pouvons pas entrer au châ- teau, hras dessus bras dessous, comme deux bourgeois qui reviennent des champs. C'est en princesse qu'il vous faut arriver; c'est en reine qu'on doit vous re- cevoir. Attendez-moi dans cette retraite; je cours au palais, et, avant deux heures, j'en reviens avec des LES TROIS CITRONS. 281 parures dignes de vous, avec les équipages et la suite qui désormais ne vous quitteront plus. Sur quoi il lui baisa tendrement la main et partit. Quand la jeune fille se trouva seule, elle eut peur; le cri d'un corbeau, le bruissement de la foret, une branche morte que cassait le vent, tout l'effrayai (. Tremblante, elle regarda autour d'elle, et vit, tout au- près de la fontaine, nn vieux chêne, dont le tronc, creusé par les ans, lui offrait un abri. Elle monta dans l'arbre, et s'y cacha toute entière, hormis sa tête charmante que le feuillage encadrait, et qui se réflé- chissait dans l'onde transparente comme dans le mi- roir le plus pur. ^ Or, il y avait dans les environs une esclave, une négresse que sa maîtresse envoyait tous les matins chercher de l'eau à la fontaine. Lucie, c'était le nom de l'Africaine, arriva comme de coutume, portant sa cruche sur l'épaule, mais au moment de la remplir, elle vit dans l'eau l'image de la fée. La sotte, qui ne s'était jamais regardée, s'imagina que cette figure était la sienne, et s'écria : — Pauvre Lucie! toi si belle, si fraîche! et la pa- tronne t'envoie comme une bête de somme chercher de l'eau. Non, jamais! 30 '282 LKS TROIS CITUONS. Et dans sa vanité, elle cassa la crnche et revint à la maison. Quand sa maîtresse lui demanda pourquoi la cruche était brisée, l'es- clave répondit en haus- sant les épaules : — Tant va la cruche à l'eau qu'à la fm elle se casse. Sur quoi sa patronne lui donna un petit baril de bois, et lui enjoignit d'aller aussitôt le rem- plir à la fontaine. La négresse courut à la source, et regardant avec amour l'image qui tremblait dans l'eau, elle soupira et dit : — Non, je ne suis pas un singe, comme on le l'épète; je suis plus belle que ma maîtresse. C'est aux ânes à porter un tonneau! LES TROIS CITRONS. 285 Elle pril le baril, le jeta à terre, le brisa en mille pièces et s'en retourna en gron- dant. Quand la })atronne, qui l'at- tendait, lui demanda où était le baril, l'esclave, en colère, ré- pondit : — Un âne m'a heurtée, le baril est tombé, tout est cassé. A ces mots, la maîtresse per- i^^^^^^^W' dit patience, et, prenant un ba- lai, elle donna à l'Airicaine une de ces leçons cpi'on n'oublie pas de plusieurs jours; puis, décrochant une outre de cuir 'qui Jiiii^^^^^ ' ^^^ était pendue au mur : IllilIViU^i/f "^ ii . '^ > — ' Cours, misérable taupe, lui dit -elle; si, dans un instant, tu ne m'apportes pas cette ou- tre pleine d'eau, je te blanchirai la peau de la bonne façon. La négresse prit ses janjbes à son cou. Elle avait 284 LES THOIS CITRONS. vu l'éclair, le tonnerre lui faisait peur. Mais, quand l'outre l'ut emplie, Lucie regarda dans la fontaine, et retrouvant l'image souriante : — Non, cria-t-elle en furie, je ne serai point une porteuse d'eau; je ne suis point faite pour crever comme un chien au service d'une maîtresse enragée! Disant ainsi, elle retira de sa tête la grande épin- gle qui retenait son chignon, pei'ça l'outre de part en part, et en lit un arrosoir d'où sortaient mille jets LES TROIS CITRONS. 285 d'eau. A celte vue, la fée cachée dans l'arljre se {iiil à rire; la négresse leva les yeux, aperçut la belle, et comprit tout. — Bon, dit-elle, c'est toi qui m'a t'ait battre, tu me le j)ayeras! Puis, prenant sa voix la plus douce : — Que faites-vous là-haut, ma jolie iillc? demandâ- t-elle. Et la fée, qui était aussi bonne que belle, se mit à consoler l'esclave en causant avec elle. La connais- sance fut bientôt faite : une âme innocente va au- devant de l'amitié. La fée, sans défiance, conta de point en point à la négresse tout ce qui lui était ar- rivé avec le prince, comment elle se trouvait seule dans le bois, et comment, d'une minute à l'autre, Carlino arriverait en grand équipage pour conduire sa fiancée au roi des Tours-Vermeilles, et l'épouser devant toute la cour. En écoutant ce récit, l'Africaine, qui était pleine de malice et d'envie, conçut une idée abominable : — Madame, dit-elle, votre époux approche avec toute sa suite, il faut être sous les armes ; vos cheveux sont en désordre; laissez-moi monter près de vous, je vous recoifferai. 280 LtS TROIS CITRONS. — Soyez bienvenue comme le premier jour de mai, répondit la fée avec un gracieux sourire; et elle tendit à la négresse une petite main blanche qui, prise entre deux pattes noirâtres, avait l'air d'un mi- roir de cristal dans un cadre d'ébène. A peine grimpée, la méchante esclave dénoua les cheveux de la fée, et commença à la peigner; puis tout à coup, prenant sa grande épingle, elle la lui enfonça dans le cerveau. En se sentant blessée, la fée cria : — Palombe î palombe ! Aussitôt elle devint un pigeon ramier, et s'enfuit dans les airs. Sur quoi l'horrible négresse prit froi- dement la place de sa victime, et allongea sa tête noire au milieu du feuillage. On eût dit d'une statue de javet dans une niche d'émeraude. Cependant le prince, monté sur un magnihque pa- lefroi, accourait à toute bride, laissant derrière lui y^^o£; LL:s TIU)IS CITRONS. 2S7 une loRf^iie cavalcade qui soulevait au loni la pous- sière. Qui lut étonné de trouver un corbeau où il avait laissé un cygne, ce fut le pauvre Carlino; })eu s'en fallut qu'il n'en perdit le sentiment. 11 voulut parler, les larmes lui étouffaient la voix, il regardait de tous côtés, cherchant sa bien-aimée sous chaque feuille. Mais la négresse, prenant un air de souffrance, lui dit en baissant les veux : il — Ne cherchez pas, mon prince; une méchante fée a fait de moi sa victime; un sort fatal a changé votre lis en charbon. Tout en maudissant les fées, qui s'étaient jouées de sa crédulité, Carlino, en vé- ritable prince, ne voulut pas manquer à sa parole. Il tendit galamment la main à Lucie et l'aida à descendre de l'arbre, tout en pous- sant des soupirs à déraciner les chênes de la foret. Quand on eut habillé l'Africaine en princesse, qu'on l'eut couverte de diamants et de dentelles, ce qui la parait comme les étoiles parent la nuit, en la rendant t>88 LES TROIS CITRONS. plus noire, Carlino la Ht asseoir à sa droite, dans un magnifique carrosse tout en glaces, et attelé de six chevaux blancs. Ce fut dans cet équipage qu'il reprit le chemin du palais, avec la joie d'un condamné qui a déjà la corde au cou. A une lieue du château, on trouva le vieux roi. Les récits merveilleux de son fils lui avaient tourné la tête. Malgré l'étiquette et les chambellans, il accou- rait pour admirer l'incomparable beauté de sa bru. Quand au lieu de la colombe qu'on lui avait promise il aperçut une corneille : — Per Bacclio! s'écria-t-il, ceci est trop fort. Je sa- vais bien que mon fils était fou, on ne m'avait pas dit qu'il fût aveugle. Est-ce là ce lis incomparable 'qu'on LES TUOIS CITRONS. 289 est allé chercher au bout du monde? Est-ce cette rose plus fraîche que l'aurore, ce miracle de beauté qui est sorti d'un citron? S'imagine-t-on que je souffrirai cette nouvelle insulte à mes cheveux blancs? Croit-on que je laisserai l'empire des Tours-Vermeilles, ce glorieux héritage de mes ancêtres, à des enfants mo- ricauds? Je ne veux pas que cette guenon entre dans mon palais! Le prince se jeta aux pieds de son père et essaya de le fléchir. Le premier ministre, homme de grande ex- périence, remontra à son maître qu'à la cour, du soir au matin, le blanc devenait noir, le noir devenait blanc; on ne devait pas s'étonner d'une métamor- phose toute naturelle et qui cesserait au premier jour. Que pouvait faire le seigneur des Tours-Vermeilles? 11 était roi, il était père, à ce double titre toujours habitué à faire la volonté des autres ; il céda et con- sentit d'assez mauvaise grâce à cette singulière union. La gazette de la cour annonça à tout le royaume l'heu- reux choix qu'avait fait le prince, et ordonna au bon peuple de se réjouir. La noce fut seulement retardée de huit jours : il ne fallait pas moins pour faire tous les préparatifs de cette grande cérémonie. On mena la négresse dans de magnifiques apparte- 37 290 LES TROIS CITRONS. ments; des comtesses se disputèrent l'honneur de lui chausser sa pantoufle, des duchesses obtinrent, non sans peine, le glorieux privilège de lui passer sa che- mise; puis on pavoisa la ville et le château de dra- peaux de toutes les couleurs; on abattit des murs, on planta des ifs, on sabla des al- lées ; on rhabilla d'anciens dis- cours, on remit à neuf de vieux compliments, on recousu t des poëmes et des madrigaux qui avaient déjà traîné partout. Il n'y eut plus dans le royaume qu'un mot d'ordre : remercier le prince d'avoir choisi une [emme si digne de lui LES TROIS ClTROiNS. 291 La cuisine ne fut pas oubliée : trois cents marmi- tons, cent cuisiniers, cinquante maîtres d'hôtel se mirent à l'œuvre, sous la direction du fameux Bou- chibus, chef des fourneaux du roi. On tuait des petits cochons, on dépeçait des moutons, on lardait des cha- pons, on plumait des pigeons, on embrochait des din- dons ; c'était un massacre universel. 11 n'y a pas de bonnes fêtes si la basse-cour n'y a sa part. Au milieu de toute cette agitation, un beau ramier, aux ailes bleuâtres, vint se poser sur une fenêtre de la cuisine. D'une voix douce et plaintive, il chantait en soupirant : Rou-coii, rou-cou, rou-cou; chef de cuisine, Dis-moi, que fait le prince avec la Sarrazine? Le grand Bouchibus était trop occupé des affaires publiques pour faire at- tention au ramage d'un pigeon ; mais à la longue il fut étonné d'entendre le langage des oiseaux, et crut bien faire d'an- noncer cette merveille à sa nouvelle maîtresse. L'Africaine ne dédaigna pas 292 LES TROIS CITRONS. de descendre à la cuisine, et aussitôt qu'elle eut en- tendu cette musique, elle ordonna au maître d'hôtel d'attraper le ramier et d'en faire un hachis. Sitôt dit, sitôt fait; le pauvre ramier se laissa prendre sans résistance. En un instant, Bouchihus, armé de son grand couteau, lui coupa la tête et la jeta dans le jardin. Trois gouttes de sang en tom- hèrent, et trois jours plus tard il sortit de terre un beau pied de citron, qui grandit si vite qu'avant le soir il était en fleurs. Or, il arriva que le prince, prenant le frais sur son balcon, aperçut ce citronnier qu'il n'avait jamais vu. 11 appela le cuisinier et lui demanda qui avait planté ce bel arbre. Le récit de Bouchihus intrigua vivement Carlino; aussi ordonna-t-il que sous peine de mort personne ne touchât au citronnier, et qu'on en eût le plus grand soin. Le lendemain, à son réveil, le prince courut au jar- din. Il y avait déjà trois citrons sur l'arbre, trois ci- trons tout pareils à ceux que la Parque avait donnés à notre aventurier. Carlino cueillit ces beaux fruits et s'enferma à double tour dans ses appartements. D'une main tout émue il emplit d'eau une coupe d'or, garnie de rubis, qui avait appartenu à sa mère, LES mois CITRONS. 295 et il ouvrit le couteau qui ne l'avait jamais quitté. Il fendit un citron, la première fée sortit; Carlino la regarda à peine et la laissa s'envoler; il en fut de même de la seconde; mais dès que parut la troi- sième, le prince lui tendit la coupe ou elle but en souriant, plus belle et plus gra- cieuse que jamais. x\lors la fée conta au jeune prince tout ce qu'elle avait souffert de la mé- ^^^.. y chante négresse, et Carli- no, hors de lui, plein de fureur et plein de joie, se mit à crier, à maudire, à chanter, à pleurer. On eut dit qu'en un clin d'œil il passait du ciel à l'enfer et de l'enfer au ciel. 11 en fit tant et tant que le roi ac- courut. Ce fut son tour d'être fou; il se mit à danser î>94 LES TROIS CITRONS, la couronne en tête et le sceptre à la main. Puis tout à coup il s'arrêta, fronça le sourcil, ce qui était signe qu'il pensait à quelque chose, jeta sur sa bru un grand voile qui la couvrait de la tête aux pieds, et, la prenant par la main, il l'entraîna dans la salle à manger. C'était l'heure de déjeuner; ministres et courtisans étaient rangés autour d'une longue table magnifique- ment servie; on attendait l'entrée des princes pour s'asseoir. Le roi appela les convives l'un après l'autre; à mesure que chacun approchait de la fée, le mo- narque écartait le voile qui cachait ce soleil naissant, et demandait au nouveau venu: — Que doit-on faire à qui a voulu étouffer cette merveille? Et chacun, ébahi, répondait à sa façon. Quelques- uns disaient que l'auteur d'un pareil crime méritait une cravate de chanvre; d'autres voulaient qu'on lui mît une pierre au cou en le jetant à l'eau. Lui couper la tête parut au vieux ministre une peine trop douce pour un pareil scélérat : il vota pour qu'on l'écorchât vif, et l'assistance applaudit à tant d'humanité. Quand vint le tour de la négresse, elle approcha sans défiance et ne reconnut pas la fée. ll:s trois citrons. 295 — Sire, dil-rllo au roi, le monstre qui a pu allliger celte eliariiiaute personne mérite assurément d'être brûlé vit dans un four et d'avoir ses cendres jetées aux vents. — Tu t'es jugée toi-mem(% s'écria le roi des Tours- Veriiieilles. Maudite, reconnais ta victime, et pré- l'iîllir'ii^^^éiM^ _!V 1 I (Ji 'ifi.wnLr ' pare-toi à mourir. Qu'on dresse un bûcher sur la grande place du chàtean, je veux que mon bon })euple ait le plaisir de voir griller cette sorcière. Cela l'oc- cupera une heure ou deux. — Sire, dit la jeune fée en prenant la main du roi. Votre Majesté ne me refusera pas un cadeau de noces. — Non certes, mon enfant, dit le vieux roi, de- 29G LES TROIS CITRONS. mande-moi ce que lu voudras. Te fallùt-il ma cou- ronne, je serais trop heureux de te l'offrir. — Sire, reprit la fée, accordez-moi la grâce de cette malheureuse. Esclave, ignorante, misérable, la vie ne lui a enseigné que la haine et l'envie; laissez- moi la rendre heureuse, et lui apprendre que le bon- heur ici-bas, c'est d'aimer. — Ma lille, dit le roi, on voit bien que vous êtes fée; vous n'entendez rien à la justice humaine. Chez nous on ne corrige pas les -f 1 méchants, on les tue; c'est plus tôt fait. Mais enfin, j'ai donné ma parole; ap- privoisez ce serpent à vos risques et périls, je ne m'y oppose pas. La fée releva la négresse qui lui baisait les mains en pleurant; on se mita table; le roi était si content, qu'il mangea comme quatre. Quant à Carlino, qui avait toujours les yeux sur sa tiancée, il se coupa cinq ou six fois le pouce par dis- traction, ce qui chaque fois le mit de la plus belle humeur. Tout est phiisir quand le cœur est charmé. LES TUOIS CITIONS. 297 Lorsque le vieux roi mourut, comblé d'anuées et de gloire, Carliuo et son aimable femme montèrent à leur tour sur le trône. Pendant un demi-siècle, si l'on en croit l'histoire, ils n'augmentèrent pas les impôts, et ne firent verser ni une goutte de sang ni une larme; aussi après plus de mille ans le bon peuple des Tours-Vermeilles soupire-t-il encore quand on lui parle de cet âge lointain, et ce ne sont pas seulement les petits enfants qui demandent quand reviendra le bon temps où régnaient les fées. 58 PIF PAF Oi; l/AI'vT DE GOUVERNER LES HOMMES CONTE DE TOUS LES PAYS LE IlOl IîIZAKUL: LT le PRIiNCl'] C.HARMAÎsT. ans le l'ovaiinie des Herbes- Folles, heureux pays, terre bénie du ciel, où les hom- mes ont toujours raison, où les femmes n'ont ja- mais tort, vivait, il y a longtemps, un roi qui ne songeait qu'au bonheur de son peuple, et qui, dit-on, ne s'enimyait jamais. Son 7m FM F PAF. peuple l'aimait-il? On en doute. Ce qui est sûr, c'est que les courtisans avaient pour leur prince peu d'es- time et moins d'amour. Aussi l'avaient-ils surnommé le roi Bizarre, seul titre sous lequel il soit connu dans l'histoire, comme on le voit dans les grandes Chro- nicques des Royaulmes et Principautez du inonde qui n'ont jamoÂs existé, docte chef-d'œuvre qui a immor- talisé l'érudition et la critique du révérend Père en Dieu dom Melchisedech de Mentiras v Necedad. Resté veuf après un an de mariage. Bizarre avait reporté toute son affection sur son fils et son héritier. C'était le plus joli des enfants. Sa figure était fraîche comme une rose du Bengale; de beaux cheveux blonds lui tombaient sur les épaules en boucles do- Pt_ rées; joignez à cela des yeux / x/j»w,i l'i^^^^isajr r^^; bleus et limpides, un nez droit une petite bouche et un men- ton pointu, vous aurez un portrait de chérubin. X huit ans, cette jeune merveille dansait à ravir, montait à cheval comme Franconi, et faisait des armes comme Gâtechair. Qui n'eût été séduit par son sourire et la façon toute royale dont il saluait la foule en passant, PIF PAF. 501 quand il était de bonne humeur? Aussi la voix du peuple, qui ne se trompe jamais, l'avait-elle baptisé le prince Charmant, et le nom lui en est resté. Charmant était beau comme le jour; mais le soleil lui-même a, dit-on, des taches, et les princes ne dé- daignent pas de ressembler au soleil. L'enfant éblouis- sait la cour par sa bonne mine; mais il y avait quel- ques ombres qui n'échappaient point à Tœil perçant de l'amour ou de l'envie. Souple, agile, adroit à tous les exercices du corps. Charmant avait l'esprit non- chalant; il s'était mis en tête de tout savoir sans rien étudier. Il est vrai que gouvernantes, courtisans et valets lui répétaient sans cesse que le travail n'est point fait pour les rois, et qu'un prince en sait tou- jours assez quand d'une main prodigue et dédai- gneuse il jette aux poètes, aux écrivains, aux artistes, un peu de cet argent que le peuple est trop heureux de lui offrir. Ces maximes chatouillaient l'orgueil de Charmant ; aussi à douze ans l'aimable enfant, avec une fer- meté précoce, avait-il refusé d'ouvrir un alphabet. Trois précepteurs, choisis parmi les plus habiles et les plus patients, un abbé, un philosophe, un colonel, avaient essayé tour à tour de fléchir ce jeune cou- 50-2 PIK l'Ai". rage; l'abbé y avait perdu sa philosophie, le phi- losophe sa tactique, et le colonel son latin. Resté maître du champ de bataille. Charmant n'écoutait plus que son caprice; il vivait sans contrainte et sans loi. Têtu comme une mule, colère comme un dindon, friand comme un chat, fainéant comme une couleu- vre, du reste prince accompli, il était la gloire du beau pays des Herbes-Folles, l'espoir et l'amour d'un peuple qui dans ses rois n'estime que la grâce et la beauté. II MADEMOISELLE PAZ/A. Quoiqu'il eût été élevé à la cour, le roi Bizarre était un homme de sens; l'ignorance de Charmant ne lui plaisait guère, et souvent il se demandait avec in- quiétude ce que deviendrait son royaume entre les mains d'un prince que le plus bas des flatteurs trom- perait aisément. Mais que faire? Quel moyen em- ployer contre cet enfant qu'une femme adorée lui avait légué en mourant? Plutôt que de voir pleurer son lils. Bizarre lui eût cédé sa couronne; la ten- dresse le désarmait. L'amour n'est pas aveugle, quoi qu'en disent les poètes; hélas! on serait trop heureux TMF PAF. r,05 si l'on n'y voyait goutte. Le tourment de celui qui aime, c'est que, malgré lui, il se fait l'esclave et le complice de l'iugrat qui se sent aimé. Chaque soir, après le conseil, le roi Bizarre allait finir sa journée chez la marquise de Costoro. C'était une vieille dame qui autrefois avait fait danser le roi sur ses genoux, et qui seule pouvait lui rappeler les doux souvenirs de son enfance et de sa jeu- nesse. Elle était, disait-on, fort laide et un peu sorcière; mais le monde est si méchant, que de ses médisances il ne faut jamais croire que la moi- tié. La marquise avait de grands traits et de nobles cheveux blancs; il était aisé de voir qu'elle avait été belle au temps jadis. Un jour que Charmant avait été plus déraisonnable que de coutume, le roi entra chez la marquise d'un air soucieux. Suivant son habitude, il s'assit devant une table de jeu toute prête, et prenant des cartes, il commença une patience. C'était sa façon d'amortir sa pensée, et d'oublier durant quelques heures les soucis des affaires et les ennuis de la royauté. A peine 304 PIF PAF. avait-il rangé seize cartes en un carré parfait, qu'il poussa un long soupir. — Marquise, s'écria-il, vous voyez le plus malheu- reux des pères et des rois. Malgré sa gentillesse natu- relle, Charmant devient chaque jour plus volontaire et plus vicieux. Grand Dieu! devais-je laisser après moi un héritier semblable, et confier le bonheur de mon peuple à un sot couronné ! — Ainsi est faite la nature, répondit la marquise; elle verse toujours d'un seul côté. Fainéantise et beauté marchent de compagnie; esprit et laideur ne se quittent guère; j'en ai l'exemple dans ma maison. On m'a envoyé il y a quelques jours une arrière-petite- nièce, qui n'a plus que moi de parente : c'est noir comme un crapaud, maigre comme une araignée, avec cela malin comme un singe, et savant comme un livre, et ça n'a pas dix ans. Jugez-en vous-même. Sire, voici mon petit monstre qui vient vous saluer. Bizarre tourna la tête et aperçut un enfant qui ré- pondait de tous points à l'éloge que faisait la mar- quise. Un front bombé, des yeux noirs et sauvages, des cheveux ébouriffés et relevés à la chinoise, une peau mate et brune, de grandes dents blanches, des mains rouges emmanchées de longs bras, cela ne IMF PAF. 50^ Taisait pas une nymphe bocagère. Mais d'une chrysa- lide sort le papillon; laissez reniant ouvrir ses ailes, vous verrez quelles jolies lemnies on fait avec ces af- freuses petites lilles de dix ans. Le petit monstre s'approcha du roi et lui fit une révérence si sérieuse que Bizarre ne put s'empêcher de rire, quoiqu'il en eût peu d'envie. — Qui es-tu? dit le roi en prenant le menton de l'enfant. — Sire, répondit-elle gravement, je suis dona Do- lores-IiOsario-Coral-Concha-Baltazara-Melchiora-Gas para y Todos Santos, fille de noble chevalier don Pas- cual-Bartolomeo-Francesco de Asiz y... — Assez, dit le roi, je ne te demande pas ta généa- logie, nous ne sommes ici ni à ton baptême ni à ton mariage; comment t'appelle-t-on tous les jours? — Sire, dit-elle, on m'appelle PazzaV — Et pourquoi t'appelle-t-on Fazza? — Parce que ce n'est pas mon nom, sire. — Voilà qui est étrange, dit le roi. — Non, sire, répondit l'enfant, voilà qui est natu rel. Ma tante prétend que je suis trop folle pour qu'au * C'est-à-dire la Folle, en italien. Il paraît que dans le royaume des Ilerbef^ Folles on parle un langage fort mélangé. 50 30() PIF PAF. cun saint veuille in'avouer pour sa filleule; c'est pourquoi elle m'a donné un nom qui ne peut offenser personne en paradis. — Bien répondu, mon enfant; je vois que tu n'es pas une fille ordinaire. Il n'est pas donné à tout le monde de ménager tous les saints du paradis. Puisque tu en sais si long, peux-Lu me dire ce ({ue c'est qu'un savant? — Oui, sire; un savant est un honnne qui sait ce qu'il dit quand il parle, et ce qu'il fait quand il agit. — Peste! dit le roi, si mes savants étaient tels que tu les imagines, je ferais de l'Académie mon Conseil d'État, et je lui donnerais mon royaume à gouverner. Qu'est-ce qu'un ignorant? — Sire, reprit Pazza, il y a trois espèces d'igno- rants : celui qui ne sait rien, celui qui parle de ce qu'il ne sait pas, et celui qui ne veut rien apprendre ; tous trois sont bons à rôtir ou à pendre. — C'est un proverbe que tu me récites là ; sais-tu comment on appelle les proverbes? — Oui, sire; on les nomme la sagesse des nations. — Et pourquoi les nomme-t-on ainsi? — Parce qu'ils sont fous, reprit Pazza; ils disent blanc et noir, il y en a de toutes les couleurs et pour PIF PAF. 307 tous les goûts. Les proverbes sont comme les cloches, qui répoudent oui et uon, suivant l'humeur de celui qui écoute leur chanson. Sur quoi Pazza, sautant des deux pieds, attrapa une mouche qui bourdon- nait au nez du roi, | puis, laissant Bizarre tout interdit, elle alla prendre sa poupée et s'assit à terre en la ber- çant dans ses bras. — Eh bien! sire, dit la marquise, que pen- sez-vous de cette en- fant? — Elle a trop d'esprit, répondit le roi, elle ne vivra pas. — Ah! sire, s'écria l'enfant, ce que vous dites là n'est pas honnête pour ma tante, qui n'a plus dix ans. — Silence! petite Bohème, dit la vieille dame en souriant; est-ce qu'on fait la leçon aux rois? — Marquise, dit Bizarre, il me vient une idée tel- lement étrange que j'ose à peine vous la confier, et 508 V\V PAK. cependant j'ai une lurieusc envie de la suivre. Je ne puis rien faire de mon fils, la raison n'a |)as de prise sur cet entêté; qui sait si la folie ne réussirait pas mieux? Si je m'en croyais, je ferais de Pazza le précep- teur de Charmant. Cet indocile, qui résiste à tous ses maîtres, serait peut-être sans défense contre un en- fant. La seule objection, c'est que personne ne sera de mon avis; j'aurai tout le monde contre moi. — Bah! dit la marquise, tout le monde est si béte que c'est avoir raison que de ne pas penser comme ces gens-là. 111 LA PliEMlÈRE LEÇON. C'est ainsi que Pazza fut chargée d'instruire le jeune prince. Il n'y eut point de nomination officielle; on n'annonça point dans la Gazette de la cour que le roi, avec sa sagesse ordinaire, avait trouvé du pre- mier coup un génie hors ligne, et lui avait confié le cœur et l'esprit de son enfant; mais dès le lendemain on envoya Charmant chez la marquise, et on lui per- mit de jouer avec Pazza. Restés seuls, les deux enfants se regardèrent en si- lence, Pazza, la plus hardie, parka la première. 11 F PAK. 509 — Comment t'appclles-tu? dit elle à son nouveau compagnon. — Ceux qui ne me connaissent pas m'appellent Al- tesse, répondit Charmant d'un ton piqué; ceux qui me connaissent m'appellent simplement Monsei- gneur, et tout le monde me dit : Voua. L'étiquette le veut ainsi. — Qu'est-ce que l'étiquette? dit Pazza. — Je ne sais pas, répondit Charmant. Quand je saute, quand je crie, quand je veux me rouler par terre, on me dit que c'est contre l'étiquette; alors je me tiens tranquille et je m'ennuie : voilà l'étiquette. — Puisque nous sommes ici pour nous amuser, re- prit Pazza, il n'y a donc pas d'étiquette; tutoie-moi comme si j'étais ta sœur, je te tutoierai comme si tu étais mon frère, et je ne t'appellerai pas monsei- gneur. — Mais tu ne me connais pas. — Qu'est-ce que ça fait? dit Pazza; je t'aimerai, ça vaudra mieux. On dit que tu danses à merveille : ap- prends-moi à danser, veux-tu? La glace était rompue; Charmant prit la jeune tille par la taille, et en moins d'une demi-heure lui apprit la polka de ce temps-là . 510 PIF PAF. — Comme lu danses bien! lui dit-il; tu as saisi le mouvement tout de suite. — C'est que tu es un bon maître, lui dit-elle ; à mon tour de l'apprendre quelque chose. Elle prit un beau livre d'images et lui fit voir des monuments, des poissons, des hommes d'État, des per- roquets, des savants, des bûtes curieuses, des fleurs, toutes choses qui amusèrent beaucoup Charmant. — Vois-tu, lui dit Pazza, il y a l'explication de toutes les images : lisons-la. — Je ne sais pas lire, reprit Charmant. — Je te l'apprendrai; je serai ta petite maîtresse. PIF PAF. 3H — Non, répoudil le royal ciitètc, je ne veux pas lire. Mes maîtres m'ennuient. — C'est très-bien; mais je ne suis pas un maître ; tiens, voilà un A, un bel A; dis : A. — Non, reprit Char niant en fronçant le sourcil; jamais je ne dirai : A. — Pour me faire plaisir? — Non, jamais ! En voilà assez, je n'aime pas qu'on ne soit pas de mon avis. — Monsieur, ditPazza, un homme galant ne refuse rien aux dames. — Je refuserais le diable en jupons, reprit le jeune prince en se rengorgeant; laisse-moi tranquille, je ne t'aime plus; désormais appelle-moi monseigneur. — Monseigneur Charmant ou mon charmant sei- gneur, répondit Pazza rouge de colère, vous lirez ou vous direz pourquoi. — Je ne lirai pas. — Non! une fois, deux fois, trois fois? — Non ! non ! non ! Pazza leva la main; pifl pafl voilà le hls du roi souK 512 PIF PAl\ fleté. On avait dit à Pazza qu'elle avait de l'esprit jus- qu'au bout des doigts; elle avait eu tort de prendre la chose au sérieux; il ne faut jamais rire avec les en- fants. En recevant ce premier avis au lecteur, Charmant pâlit et trembla, le sang lui monta au visage, de grosses larmes lui vinrent dans les yeux; il regarda sa jeune maîtresse d'un air qui la fit tressaillir. Puis tout à coup, et par un suprême effort, il reprit pos- session de lui-même, et d'une voix légèrement émue : — Pazza, dit-il, voici l'A. Et le même jour, et dans la même séance, il apprit les vingt-quatre lettres de l'alphabet. A la fin de la se- maine, il épelait couramment. Le mois n'était pas écoulé qu'il lisait à livre ouvert. Qui fut heureux? Ce fut le roi Bizarre. Il embras- sait Pazza sur les deux joues, il la voulait toujours auprès de son fils ou au})rès de lui; il faisait de cette enfant son amie et son conseil, au grand dédain de tous les courtisans. Charmant, toujours sombre et silencieux, apprit tout ce que put lui enseigner son jeune mentor, et retourna bientôt auprès de ses an- ciens précepteurs, qu'il émerveilla par son intelli- gence et sa douceur. Il répétait si bien sa grammaire, PIF PAF. 7AT) que l'abbé se demanda un jour si par basard ces défi- nitions, qu'il n'avait jamais comprises, n'avaient pas un sens. Charmant n'étonna pas moins le pbilosopbe, qui tous les soirs lui enseignait le con- traire de ce que l'ab- bé lui avait appris le matin. Mais de tous ses maîtres, ce- kii qu'il écouta avec le moins de répu- gnance fut le colo- nel. Il est vrai que Bayonnette, — c'était le nom du colonel- habile stratégistc, et qu'il pouvait dire, comme un ancien, mais avec une légère variante: était un Homo siim, humani iiihil a me alienum piiio. (Je suis homme, et rien de ce qui touche à l'art de dépécher les pauvres humains ne m'est étranger.) Ce fut lui qui initia Charmant aux mystères du bouton de guêtres et du passe-poil; ce fut lui qui apprit à son élève que la plus noble étude d'un prince, c'était l'é- cole de bataillon, et que le fond de la politique c'était 40 5J4 PIF PÂF. de passer des revues afin de faire la guerre, et de faire la guerre afin de passer des revues. Peut-être n'était-ce pas tout à fait de cette façon que Bizarre entendait l'art de gouverner; mais, outre qu'il se réservait l'avenir, il était si heureux des progrès de Charmant, qu'il ne voulait troubler en rien cette œu- vre admirable d'une éducation longtemps désespérée. — Mon fils, lui disait-il souvent, n'oublie pas que tu dois tout à Pazza. Tandis que le roi parlait ainsi, Pazza, rouge de plaisir, regardait tendrement le jeune homme. Mal- gré tout son esprit, elle était assez folle pour l'aimer. Charmant se contentait de répondre froidement que la reconnaissance est la vertu des princes, et que Pazza apprendrait un jour que son élève n'avait rien oublié. IV LES NOCES DE PAZZA. Quand le prince Charmant eut atteint sa dix-sep- tième année, il alla un matin trouver le roi Bizarre, dont la santé déclinait et qui avait grand désir de marier son fils avant de mourir. nv VX¥. 315 — Mon père, lui dit-il, j'ai longtemps réfléchi à vos sages paroles; vous m'avez donné la vie, mais Pazza a plus lait encore en éveillant mon esprit et mon ame; je ne vois qu'une façon de payer la dette de mon cœur, c'est d'épouser la femme à qui je dois ce que je suis; je viens vous demander la main de Pazza. - — Mon cher enfant, répondit Bizarre, voilà une démarche qui t'honore. Pazza n'est pas de sang royal; ce n'est pas elle qu'en toute autre occasion je t'aurais choisie pour femme. Mais quand je pense à ses vertus, à son mérite, et surtout au service qu'elle nous a rendu, j'oublie de vains préjugés. Pazza a l'âme d'une reine; qu'elle monte donc avec toi sur le trône. Dans le pays des Herbes-Folles on aime assez l'esprit et la bonté pour te pardonner ce que les sots appelleront une mésalliance, et ce que j'appelle un mariage prin- cier. Heureux qui peut se choisir une femme intelli- gente, capable de le comprendre et de l'aimer! Dès demain on célébrera vos fiançailles, dans deux ans on vous mariera. Le mariage se fit i)lus vite que le roi ne Pavait prévu. Quinze mois après ces mémorables paroles, Bizarre mourut de langueur et d'épuisement. H avait 516 PIF PAF. pris au sérieux sou métier de roi ; la royauté l'avait tué. La vieille marquise et Pazza pleurèrent leur ami et leur bienfaiteur; mais elles furent seules à pleu- rer. Sans être un mauvais fils, Charmant était distrait par les soins de l'empire; la cour attendait tout du nouveau règne et ne songeait plus au vieux roi, dont la mort avait fermé la main. Après avoir honoré la mémoire de son père par des obsèques magnifiques, le jeune prince, désormais tout à l'amour, célébra son mariage avec une splen- deur qui charma le bon peuple des Herbes-Folles. L'impôt en fut doublé, mais qui eût regretté un ar- gent si noblement employé? On vint de cent lieues a la ronde pour contempler le nouveau roi; on n'admira pas moins Pazza, dont la beauté naissante et l'air de bonté séduisaient tous les cœurs. Il v eut des dîners interminables, des harangues plus longues que les dîners, des poésies plus ennuyeuses que les harangues. En deux mots, ce fut une fête incomparable, on en parlait encore six mois après l'événement. Le soir venu. Charmant prit par la main son ai- mable fiancée, plus timide et plus rougissante que la jeune Hébé. Avec une froide politesse, il la conduisit par de longs corridors jusqu'à la tour du château. En Lo jeune prince célébrn son mariage avec une .splendeur Éjui charma le bon peuple des Herbeô-Fol les. PIF PAK 519 entrant, Pazza fut effrayée de se trouver dans un sombre réduit, avec des fenêtres grillées, des serrures et des barreaux énormes. — Qu'est-cela? dit-elle, ceci ressemble à une pri- son? — Oui, dit le prince en regardant la reine avec des yeux terribles, c'est la prison dont tu ne sortiras plus que pour descendre au tombeau ! — Mon ami, tu me fais peur, dit Pazza en souriant. Suis-je criminelle sans le savoir? Ai-je mérité ton déplaisir pour me menacer de ce cachot? — Tu as la mémoire courte, répondit Charmant. Celui qui fait l'injure l'écrit sur le sable, celui qui la reçoit l'inscrit sur le marbre et le bronze. — Charmant, reprit la pauvre enfant que la peur gagnait, vous me répétez une phrase de ces harangues qui m'ont tant ennuyée. Est-ce que vous n'avez rien de mieux à me dire aujourd'hui? — Malheureuse! s'écria le roi; tu ne te souviens plus du soufflet que tu m'as donné autrefois; mais moi je n'ai rien oublié. Sache bien que si je t'ai vou- lue pour femme, c'est pour avoir ta vie et te faire ex- pier lentement ton crime de lèse-majesté! — Mon ami, dit la jeune femme avec une grâce 320 PIF PAF. mutine, vous avez l'air de Barbe-Bleue, mais vous ne me faites pas peur, je vous en' avertis. Je vous con- nais, Charmant, et je vous préviens que si vous ne finissez pas cette mauvaise plaisanterie, ce n'est pas un soufflet, mais trois que je vous donnerai avant d'entrer dans votre appartement. Depèchez-vous de me faire sortir, ou je jure que je tiendrai ma pa- role. — Jurez donc, madame, cria le prince, furieux de ne point intimider sa victime; j'accepte votre ser- ment. Je jure aussi, de mon côté, que vous n'entrerez pas dans la chambre nuptiale que je n'aie été assez lâche pour recevoir trois fois un outrage qui ne se lave que dans le sang. Bira bien qui rira le dernier. — Ici! Bachimbourg! A ce nom terrible entra dans la chambre un geô- lier barbu, à la mine menaçante. D'un geste il poussa la reine sur un misérable grabat, et ferma la porte avec un bruit de clefs et de verrous fait pour effrayer le plus innocent. Si Pazza versa des larmes, ce fut si bas que per- sonne ne l'entendit. Fatigué de ce silence. Char- mant s'éloigna, la rage dans le cœur, et se pro- mit qu'à force de rigueurs il briserait cet orgueil IMl- l'Ai' 0->l qui le bravait. La vcîiigeaiico, dit-on, est le plaisir des rois. Deux heures plus tard, la marquise recevait, par une main sûre, un petit billet qui lui apprenait le triste sort de sa nièce. Comment ce billet était-il ar- rivé? je le sais, mais ne veux trahir personne. S'il s'é- tait trouvé par hasard un geôlier charitable, il est bon de le ménager; la graine en est rare et se perd tous les jours. 41 522 IMF PAK. UN EFFROYABLE ÉVÉNEMENT. Le lendemain, la Gazette de la cour annonça que la reine avait été prise d'une folie furieuse le soir môme de SCS noces, et qu'on avait peu d'espoir de la sauver. Il n'y eut guère de courtisan qui ne remarquât que la veille, en effet, la princesse avait l'air très-agité, et que sa maladie ne pouvait surprendre personne. Cha- cun plaignit le roi, qui reçut d'un air sombre et gêné les témoignages d'affection qu'on lui prodiguait. C'é- tait le chagrin qui sans doute l'accablait; mais ce chagrin parut fort allégé après la visite de la mar- quise de Costoro. La bonne dame était bien triste, et elle avait grand désir de voir sa pauvre enfant; mais elle était si vieille, et elle se trouvait si faible et si sensible, qu'elle supplia le roi de lui épargner un spectacle dé^ chirant. Elle se jeta dans les bras de Charmant, qui, de son côté, l'embrassa avec tendresse, et elle se re- tira en disant qu'elle mettait tout son espoir et toute sa conliance dans l'amour du roi et dans le talent du premier médecin de la cour, • PIF PAF. r;25 Elle était à peine sortie que le médecin, se pen- chant à l'oreille de Charmant, lui dit deux mots qui amenèrent sur la figure du prince un sourire aussitôt comprimé. La marquise écartée, on n'avait plus rien à craindre; la vengeance était assurée. C'était un grand médecin que le docteur Wie- duwillst. Né au pays des Son- ges, il avait quitté de bonne heure sa terre natale pour cher- cher fortune au rovaume des Herbes-Folles. C'était un trop habile homme pour que la for- tune lui échappât. Dans les cinq ans qu'il avait passés à la célèbre université de Lugen- maulberg, la théorie médicale avait changé vingt -cinq fois. Grâce à cette éducation solide, le docteur avait une fermeté de principes que rien ne pou- vait ébranler. Il avait, disait-il, la franchise et la brusquerie d'un soldat; quelquefois même il jurait, surtout avec les dames. Cette brutalité lui permettait d'être toujours de l'avis du plus fort et de se faire 7)2 i IMF PAF. payer pour n'avoir pas d'opinion. C'est entre ses mains incorruptibles que la pauvre reine était tom- bée. Il y avait trois jours qu'elle était enfermée, et la ville commençait déjà à parler d'autre chose, quand un matin Rachimbourg, échevelé, entra brusquement dans la chambre du roi et se jeta tout tremblant à ses pieds. — Sire, dit-il, je vous apporte ma tête. La reine a disparu cette nuit. — Que m'annonces-tu là? s'écria le roi en pâlis- sant. La chose est impossible; le cachot est grillé de toutes parts. — Oui, dit le geôlier, la chose est impossible, cela est certain; les grilles sont à leur place, les murs aussi, les serrures et les verrous n'ont pas bougé- mais il y a dans ce monde des sorcières qui passent à travers des murs sans déranger une pierre; qui sait si la prisonnière n'était point de cette espèce-là? A-t-on jamais su d'où elle était venue? Le roi envoya chercher le docteur; c'était un esprit fort, qui ne croyait guère aux sorciers. îl sonda les nuirailles, il remua les grilles, il interrogea le geô- lier : tout fut inutile. On envoya des gens sûrs par IMK \\\V. 7M:, loutc la ville, (Ml lit r[)ier la inarqiiise, doiil Icdocteiii' se déliait ; après huit jours, il l'alluL renoncer à toutes les recherches. Rachimbourg perdit sou ein|)loi de geôlier, uiais comme il possédait le secret royal, qu'on avait besoin de lui et qu'il lirûlait de se venger, on le lit concierge du château. Furieux de sa mésa- venture, il exerçait sa surveillance avec une telle ja- lousie, qu'en moins de trois jours il arrêta six fois Wieduwillst lui-même et désarma tous les soup- çons. Au bout d'une semaine, les pêcheurs apportèrent à la cour la robe et le manteau de la reine; le flot avait jeté à la plage ces tristes dépouilles, toutes souillées de sable et d'écume. La pauvre folle s'était noyée, personne n'en douta en voyant la douleur du roi et les larmes de la marquise. On assembla le conseil qui, d'une voix unanime, décida que légalement la reine était morte, que légalement le roi était weuî^ et que, dans l'intérêt du peuple, on supplierait Sa Ma- jesté d'abréger un deuil douloureux et de se remarier au plus tôt, afin de consolider la dynastie. Cette déci- sion fut remise au prince par Wieduwillst, premier médecin de la cour et président du conseil royal; il fit un discours si touchant que toute la cour en pleura. 556 PIF PAF. et que Charmant se jeta dans les bras du docteur en l'appelant cruel ami. Il n'est besoin de dire quelles funérailles on célé- bra pour une reine si regrettée. Au royaume des Herbes-Folles, tout est prétexte à cérémonie. Ce fut une pompe admirable; mais ce qu'il y eut de plus ad- mirable, ce fut l'attitude des jeunes filles de la cour. Chacune regardait Charmant, que ses habits de deuil rendaient encore plus beau; chacune pleurait d'un œil pour honorer la princesse, et souriait de l'autre pour séduire le roi. Ah! si la photographie eût été inventée, quels portraits l'antiquité nous eût transmis, et quels modèles pour nos peintres! Chez ces bonnes gens il y avait des passions : l'amcur, la haine, la co- lère animaient ces figures vivantes • aujourd'hui nous sommes tous si vertueux et si sages, que nous avons tous même habit, même chapeau et môme physionomie. La civilisation est le triomphe de la morale et la perte de l'art. Après le récit des funérailles, qui, suivant l'éti- quette, tenait six colonnes, la Gazette de la cour régla le grand et le petit deuil, le bleu et le rose ; ce sont les couleurs tristes au pays des Herbes-Folles. La cour fut tenue de s'affliger profondément pendant trois VW PAK. 327 semaines, et (]{) se consoler peu à peu clans les trois semaines suivantes; nuiis comme le petit deuil tom- bait en carnaval, et qu'on i)rotégeait le commerce, il fut décidé qu'on donnerait au château un bal mas- qué. Aussitôt les tailleurs et les couturières se mirent à l'œuvre; grands et petits sollicitèrent des invita- tions, et on se mit à intriguer comme s'il s'agissait du sort de la monarchie. C'est de cette l'açon solennelle que lut pleurée la pauvre Pazza. VI LE DAL MASQUÉ. Entin il arriva ce grand jour si impatiemment at- tendu. Depuis six semaines le bon peuple des Herbes- Folles avait la fièvre. On ne parlait plus de ministres, de sénateurs, de généraux, de magistrats, de prin- cesses, de duchesses, de bourgeoises; à vingt lieues à la ronde il n'y avait plus que des pierrots, des ar- lequins, des polichinelles, des bohémiennes, des Co- lombines et des Folies. La politique faisait silence, ou, pour mieux dire, la nation était coupée en deux grands partis : les conservateurs qui allaient au bal, et l'opposition ([ui n'y allait pas. 5î28 IMF V\V. Si roii en croit le récit otliciel, la lète ellaça par sa beauté toutes les fêtes passées et à venir. On avait mis le bal au milieu des jardins, dans une ro- tonde magniiiquement décorée. C'était en suivant tout un labyrinthe de longues charmilles, à [leine éclairées par des lampes d'albâtre, qu'on arrivait tout à coup à une salle resi)lendissante d'or, de verdure, de fleurs et de lumières. Un orchestre, à demi caché dans le feuillage, faisait entendre une musique tour à tour ardente ou légère. Joignez à cela la richesse des costumes, l'éclat des diamants, le piquant des masques, le charme de l'intrigue, il eût fallu l'àme glacée d'un vieux stoïcien pour résister à l'ivresse du plaisir. Et cependant le prince Charmant jie s'amusait pas ! Caché sous un domino bleu, et la hgure entière- ment masquée, il s'était adressé aux danseuses les plus élégantes ou les plus gaies; il avait prodigué son esprit et ses grâces, et n'avait trouvé partout qu'in- différence et froideur. On l'écoutait à peine, on bail lait en lui répondant, on avait hâte de le quitter. Tous les regards, toutes les avances étaient pour un domino noir, à nœuds roses, qui se promenait non- PIF PAF. 521» chalamment ail milieu de la fête, et qui recevait en paclia tous les compliments et tous les sourires. Ce domino, c'était le seigneur Wieduwillst, grand ami du prince, mais encore plus ami de son propre plaisir. Dans un moment de distraction, le docteur avait dil le matin, par hasard, sous le sceau du secret, et à deux dames seulement, que le prince aurait des nœuds roses à son domino noir. Etait-ce sa faute si les da- mes sont peu discrètes, ou si le prince avait changé d'hahit? Tandis que le docteur jouissait, bien malgré lui, de son triomphe imprévu. Charmant alla s'asseoir dans un coin de la salle, et cacha son front dans ses deux mains. Seul, au milieu de la foule et du bruit, il songeait, et l'image dePazza se dressait devant lui. Il ne se reprochait rien, sa vengeance était juste, et ce- pendant il sentait je ne sais quel remords. Pauvre Pazza! sans doute elle avait été bien coupable, mais du moins elle l'aimait, mais elle le comprenait, mais elle l'écoutait, les yeux brillants de joie. Quelle diffé- rence avec toutes ces sottes qui, au premier mot, n'a- vaient pas deviné à son esprit un prince en domino! Il se levait brusquement pour quitter le bal, quand, à peu de distance, il aperçut un masque qui, lui 4'2 550 I^U' PAK. aussi, s'était retiré de la fête et semblait rêver. Un domino entr' ouvert laissait voir une robe de bohé- mienne et des souliers à boucles enfermant un pied plus petit que celui de Cendrillon. Le roi s'approcha de l'inconnue et vit au travers du velours deux grands veux noirs dont le re- gard mélancolique le surprit et le charma. — Beau masque, lui dit- il, ta place n'est point ici. Elle est dans cette foule ardente et curieuse qui cherche le prince pour se dis- puter son sourire et son cœur. Là-bas, il y a une couronne à gagner, ne le sais tu pas? — Je n'y prétends rien, répondit le domino d'une voix grave et douce. Jouer à ce jeu de hasard, c'est risquer de prendre le valet pour le roi. J'ai le cœur trop fier pour courir cette chance. — xMais si je te montrais le prince? — Que lui dirais-je? reprit l'inconnue; je n'au- V\V PAF. 551 rais })liis le droit de le blâmer sans olïeiise iii de le louer sans (laiterie. — Tu en penses donc beaucoup de mal? — Non. Un peu de mal et beaucoup de bien; mais qu'importe? Après ces mots, le domino ouvrit son éventail et retomba dans sa rêverie. Cette indilférence étonna Charmant; il parla avec vivacité, on lui répondit froidement; il pressa, il pria, il s'entlamma, et lit tant qu'on se résigna enlin à l'é- couter, nen })lus dans la salle de bal, où la chaleur était accablante et la curiosité indiscrète, mais sous ces longues charmilles, où de rares promeneurs cher'- chaient un peu de silence et de fraicheur. La nuit avançait; déjà plusieurs ibis la bohémienne avait parlé de se retirer, au grand regret du prince, qui lui demandait en vain de se démasquer. L'in- connue ne répondait pas. — Vous me désespérez, madame! s'écria le roi, qui se sentait pris de je ne sais quel respect et quel at- trait pour cette mystérieuse figure. Pourquoi ce cruel silence? — C'est que je vous ai reconnu, seigneur, répon dit l'étrangère d^m Ion ému. (^ette voix cpii va au 7)5^2 PIF l'Ai'. cœur, ce langage, cette grâce disent trop (jui vous êtes. Laissez-moi partir, prince Charmant. — Non, madame, s'écria le prince, séduit par tant d'esprit; vous seule m'avez deviné, vous seule m'avez compris; c'est à vous qu'appartiennent mon cœur et ma couronne. Faites tomber ce masque jaloux; à l'instant même nous rentrons au bal, et je présente à cette foule ignorante la femme à qui j'ai eu le bon- heur de ne pas déplaire. Dites un mot, tout mon peu- ple est à vos genoux. — Seigneur, répondit l'inconnue avec tristesse, permettez-moi de refuser une offre qui m'honore et dont je garderai toujours le souvenir. Je suis ambi- tieuse, je l'avoue; il fut un temps où j'aurais été fière de partager votre trône et votre nom; mais avant tout je suis femme, et mets tout mon bonheur dans l'a- mour. Je ne veux point d'un cœur partagé, fût-ce par un souvenir; je suis jalouse, même du passé. — Je n'ai jamais aimé personne, s'écria le prince avec une vivacité qui fit tressaillir l'étrangère. Il y a dans mon mariage un mystère que je ne puis révéler qu'à ma femme; mais je puis vous jurer que je n'ai jamais donné mon ca^ur; j'aime j)Our la première fois. Vil l'A F. 535 — Moiilrez-nioi voire main, dit la bohéniieniie, et approchez de celte lampe; je verrai si vous me dites la vérité. Charmant tendit la main avec assurance: la bohé- mienne en suivit loules les lignes, el soupira. — Vous avez raison, seigneur, dit-elle; vous n'a- vez jamais aimé. Mais cela ne suftit point à ma jalou- sie. Avant moi une autre femme vous a aimé. La mort ne rompt pas ces liens sacrés; la reine vous aime en • core, vous lui appartenez! Accepter ce cœur dont vous ne pouvez plus disposer, ce serait de ma part une profanation et un crime. Adieu. — Madame, dit le roi d'une voix mal assurée, vous ne savez pas ce que vous me faites souffrir. 11 est des choses que je voulais ensevelir dans un éternel si- lence et que vous me forcez de révéler. La reine ne m'a jamais aimé; l'ambition seule a dicté sa con- duite. — Cela n'est pas, dit l'inconnue en quittant le bras du prince. La reine vous aimait. — Non, madame, reprit Charmant; il y a eu dans tout ceci une abominable intrigue dont mon père et moi nous avons été les victimes. — Assez! dit l'étrangère, dont les mains s'agi- 554 VW l'Ai. laiciil, dont les doigts se ci'isj)aieiit de façon étrange. Respectez les morts; ne les calomniez pas. — Madame, s'écria le prince, je vons l'afiirme, et personne n'a jamais douté de ma parole : la reine ne m'a jamais aimé; c'était une créature méchante. — Ah! dit le domino. — Volontaire, violente, jalouse! — Si elle était jalouse, elle vous aimait, interrom- pit le lïiasque. Cherchez une preuve qui ait au moins un air de vraisemblance; n'accusez pas un cœur qui était tout à vous. — Elle m'aimait si peu, dit le roi tout ému, que le soir même de son mariage elle a osé me dire en face qu'elle ne m'avait épousé que pour ma couronne. — - Cela n'est pas, dit la bohé- mienne en levant les mains , cela n'est pas. Madame, dit Charmant, je le jure. vw v\v. rr.5 -Tu en as menti! cria rétranf>'èrc. Et pif! paf ! voici deux soufflets qui aveuglent le prince, voilà l'inconnue qui s'enfuit. Furieux, le roi recula de deux pas et porta la main à la garde de son épée ; mais on ne va pas au l)al comme en guerre. Pour toute arme le prince trouva un nœud de rubans. Il courut après son ennemie, mais où était-elle passée? Dans ce dédale de char- milles, Charmant se perdit vingt fois; il ne rencontra que de paisibles dominos qui se promenaient deux à deux, et ne s'inquiétaient guère de son passage. Ha- letant, éperdu, désespéré, il rentra dans la salle du bal; c'est là sans doute que l'éti^angère avait cherché un refuge : mais comment la découvrir? Une idée lumineuse traversa l'esprit du prince; s'il pouvait faire tomber tous les masques, il retrouverait sans doute la bohémienne confondue par la présence du roi, trahie par sa propre agitation. Aussitôt Char- mant sauta sur une chaise, et d'une voix qui fit tres- saillir tout le bal : — Mesdames et messieurs, dit-il, le jour approche, le plaisir languit; ranimons la fête par un nouveau caprice, à bas l'incognito! Je donne l'exemple; qui m'aime me suive! o,i6 PIF PAl\ Il ota son domino, jeta son masque et parut clans le déshabillé espagnol le plus galant et le plus riche qu'un prince ait jamais porté. Ce fut un cri général; tous les yeux se portèrent sur le roi d'abord, puis tout aussitôt sur le domino noir à rubans roses, qui s'éloignait au plus vite, avec une modestie qui n'avait rien d'affecté. Chacun se démasqua, toutes les femmes approchèrent du prince, et l'on remarqua qu'il avait le goût le plus vif pour le cos- tume bohème. Jeunes ou vieilles, toutes les bohé- miennes reçurent son hommage, il leur prit la main, il les regarda d'un air qui fit crever d'envie les autres masques; puis, tout d'un coup, il fit un signe à l'or- chestre, la danse recommença, le prince disparut. Il courut aux charmilles comme s'il allait y retrou- ver la traîtresse qui l'avait outragé. Qui le conduisait? La vengeance sans doule?Le sang lui bouillait dans les veines, il marchait au hasard, il s'arrêtait brus- quement. Il regardait, il écoulait, il épiait. A la moindre luenr qui traversait le feuillage, il se lançait l'IF V\¥, 357 comme un Ibii, riant, pleurant tout ensemble, la tète perdue. Au détour d'une allée il rencontra Racliimbourg, qui s'avança vers lui, l'air effaré, les mains trem- blantes. — Sire, murmura-t-il d'une voix mystérieuse, Votre Majesté Fa vu? — Qui? demanda le roi. — Le fantôme, sire; il a passé près de moi, je suis un homme perdu; demain je serai mort. — Quel fantôme? dit Charmant. Que me chante cet imbécile? — Un spectre, un domino aux yeux de flamme, qui m'a fait mettre à genoux et qui m'a donné deux souf- flets. — C'est elle! s'écria le roi, c'est elle! Pourquoi l'as- tu laissée sortir? — Majesté, je n'avais pas ma hallebarde; mais si jamais je la revois, morte ou vivante, je l'abats. — Garde-t'en bien! dit le roi. Si jamais elle revient, ne l'effraye pas, suis-la, découvre sa retraite. Mais où est-elle? où a-t-elle passé? Conduis-moi; si je la re- trouve, ta fortune est faite. — Sire, dit l'honnête concierge en regardant la io 558 PIF VXV. lune, si le fantôme est quelque part, il est là-haut; je l'ai vu, comme je vous vois, qui se dissipait dans le brouillard. Mais avant de s'envoler il m'a dit deux mots pour Votre Majesté. — Parle vite. — Sire, ces mots sont terribles; jamais je n'oserai les répéter à Votre Majesté. — Parle donc; je le veux, je l'or- donne. — Sire, le fan- tôme a dit d'une voix sépulcrale : (( Va dire au roi que s'il en épouse une autre, il est mort. La bien-ai- r mée reviendra. » — Tiens, dit le prince dont lesyeux brillaient d'un éclat étrange, prends ma bourse. Dé- sormais je t'attache à ma personne; je te nomme mon premier valet de chambre. Je compte sur ton PIF PAF. r)39 dévouement el ta discrétion. Que ce secret reste à jamais entre nous. — C'est le second, murmura Racliimbourg; et il s'éloigna d'un pas ferme, en homme qui ne se laisse ni abattre par la peur ni éblouir par la fortune. C'é- tait nn esprit fort! Le lendemain, la Gazette de la cour contenait dans la partie non officielle les lignes suivantes, véritable lettre sans adresse : c( On a fait courir le bruit que le roi pensait à se remarier prochainement. Le roi sait ce qu'il doit à son peuple et se sacrifiera toujours au bonheur de ses sujets. Mais le peuple des Herbes-Folles a trop de délicatesse pour ne pas respecter une douleur récente. Le roi ne songe qu'à une femme aimée; c'est du temps qu'il espère une consolation qui lui est refusée aujourd'hui. » Cette note agita la cour et la ville. Les jeunes filles trouvèrent que le prince avait des scrupules ex- cessifs; plus d'une mère haussa les épaules et dit que le roi avait des préjugés bourgeois; mais le soir il y eut brouille dans tous les bons ménages. Point de femme un peu bien née qui ne cherchât querelle à son indigne époux et ne le forçât d'avouer qu'il n'y 540 PIF PAF. avait dans (oui lo royaume qu'un cœur capal)le d'ai- mer et qu'un mari fidèle : c'était le roi Charmant. VII DEUX CONSULTATIONS. Après tant d'agitations, le roi fut pris d'un ennui cruel. Pour se distraire, il essaya de tous les plaisirs. Il chassa, il présida son conseil, il alla à la comédie et à l'Opéra, il reçut tous les corps de l'État avec leurs femmes, il lut un roman carthaginois, il passa dix revues, rien n'y fit; un souvenir inexorahle, une image toujours présente ne lui laissait ni repos ni trêve. La bohémienne le poursuivait jusque dans ses rêves; il la voyait, il lui parlait, elle l'écoutait; mais, je ne sais par quelle fatalité, dès que tombait le mas- que, ce qui apparaissait toujours, c'était la pâle et triste figui^e de Pazza. Le docteur était le seul confident à qui Charmant pût avouer ses remords; mais au mot de remords, Wieduwillst riait aux éclats : — Effet de Fhabitudeî disait-il, sire; gagnez du temps, multipliez les impressions, tout s'effacera. Pour procurer des émotions au prince, pour chas- PIF PAF. 7y\\ ser le chagrin par une diversion énergique, le docteur soupait tous les soirs en tête à tête avec Sa Majesté, et lui versait largement l'ivresse et l'oubli. Wieduwillst ne s'épargnait guère; mais le vin n'avait point de prise sur cette robuste cervelle; le docteur eût défié Bacchus et Silène avec lui. Tandis que Charmant, tour à tour bruyant ou silencieux, se jetait aux ex- trêmes de la joie et de la tristesse, toujours agité, jamais heureux, Wieduwillst, calme et souriant, di- rigeait la pensée du prince, et, par pure bonté d'âme, se chargeait pour lui de toutes les fatigues et de tous les soucis du gouvernement. Déjà trois décrets avaient niis entre ses mains la police, la justice et les finances; le docteur enten- dait au mieux les avantages de la centralisation. La façon dont il administrait l'impôt lui était toute inquiétude personnelle sur l'avenir. La justice frap- pait les imprudents qui criaient trop fort, la police faisait taire ceux qui parlaient trop bas. Toutefois, et malgré l'habileté de ces combinaisons politiques, le peuple, cet éternel ingrat, n'appréciait pas son bonheur. Les bons habitants des Herbes-Folles ai- ment à se plaindre; on leur gâtait leur plaisir. Le nom du roi Bizarre était dans tous les cœurs; chacun 342 Pir PAF. regrettait le bon temps où l'on criait par-dessus les toits qu'on était bâillonné. Le docteur avait de l'ambition, il était né pour être vizir. Chaque matin quelque nouvelle ordon- nance faisait sentir au peuple que le roi n'était rien, que le ministre était tout; Charmant était le seul qui ne s'aperçût point de sa nullité. Enfermé dans son palais, et rongé d'ennui, il n'avait pour toute compagnie qu'un page, placé auprès de lui par le premier ministre à la recommandation de Rachim- bourg. Wieduwillst connaissait trop les hommes pour rien refuser à un premier valet de chambre. Espiègle, bavard, indiscret, du reste bon musicien et joueur comme les cartes, Tonto (c'était le nom de l'enfant) amusait le roi par sa gentillesse; il ne plai- sait pas moins au ministre, mais par d'autres vertus. Dévoué à son bienfaiteur, l'aimable page lui rap- portait innocemment toutes les paroles du prince; c'était du reste un métier peu difficile; le roi rêvait toujours, et ne disait rien. C'est une belle chose que d'avoir le profit de la puissance; mais l'appétit vient en mangeant, même aux ministres. Il fallait à l'ambitieux docteur et les honneurs et l'éclat de la rovauté. Détrôner Charmant IMF PAT. 345 n'entrait pas dans la pensée de son nieillenr ami ; les peuples ont quelquefois de sots préjugés et tien- nent à de \ieilles habitudes; mais rien n'était plus aisé que d'efirayer un prince malade, et de l'envoyer au loin chercher une guérison qui se ferait attendre. En son absence, on régnerait par procuration. Charmant était jeune, il croyait encore à la vie; et d'ailleurs comment eût-il résisté aux tendres in- quiétudes du bon docteur? Une consultation réunit un soir au palais les trois plus fortes tètes de la Faculté, le grand Tristan, le gros Jocondus, le petit Guilleret, trois hommes célèbres, trois génies qui 34 i • IMF VXV. avaient lait fortune, chacun avec une idée, ce qui lait qu'ils n'en avaient jamais eu davantage. Après que le roi eut été interrogé, regardé, palpé, ausculté, tourné et retourné, Tristan prit la parole, et d'une voix brutale : — Sire, dit-il, il faut vous soigner comme un paysan, et vivre sans rien faire. Votre maladie est une anémie, une atonie constitutionnelle. 11 n'y a qu'un voyage aux Eaux -Claires qui puisse vous gué- rir. Partez vite, sinon vous êtes un homme mort; voilà mon avis. — Sire, dit le gros Jocondus, je partage entière- ment l'admirable opinion de mon cher confrère. Vous souffrez de vous trop bien porter. Votre maladie est une pléthore constitutionnelle. Allez boire des Eaux-Claires, vous guérirez. Partez vite, sinon vous êtes un homme mort; voilà mon avis. — Sire, dit le petit Guilleret, je ne puis qu'admirer le diagnostic de mes maîtres. Je m'incline devant leur science. Comme eux je crois que vous souffrez d'une turbulence des sympathies. Votre maladie est une névrose constitutionnelle. Buvez des Eaux- Claires. Partez vite, sinon vous êtes un homme mort : voilà mon avis. IMF l^AF. TrVo Sur quoi on rédigea une consultation unanime que Tonto porta sur l'heure même à la Gazette de la cour; puis les trois docteurs se levèrent, saluèrent le mi- nistre, saluèrent le roi, tendirent la main et des- cendirent l'escalier du palais en se querellant ou en riant, je ne sais lequel. Le texte de la chronique est douteux; il y a un pâté d'encre à cet endroit. Après le départ des trois médecins, Wieduwillst lut des yeux la consultation, réfléchit longtemps et regarda le roi. Charmant, qui ce soir-là avait soupe un peu mieux que de coutume, avait l'œil hagard, et n'avait pas même écouté les docteurs. — Sire, dit-il, l'avis unanime de ces messieurs est que si vous voulez guérir, il faut vous rendre aux Eaux-Claires et abandonner les affaires de votre État. C'est là un parti qui me paraît peu digne de la Majesté royale. Un grand prince doit se sacrifier pour son peuple, et... — Assez, dit le roi; fais-moi grâce de cette vieille morale; arrive à la conclusion. Tu veux que je parte, mon bon ami, tu en brûles d'envie, par intérêt pour moi, je le sais. Fais un décret qui te confie la régence; je le signerai. — Sire, le décret est là, dans le portefeuille; un 4i 546 PIF PAF. bon ministre a toujours des projets de loi pour toutes les circonstances. On ne sait pas ce qui peut arriver. Charmant j)rit la plume, et d'une main noncha- lante signa le décret sans le lire; il le tendit au mi- nistre, qui approchait en souriant; puis tout d'un coup le roi retira la pièce, et par caprice il la lut. — Quoi! dit-il, pas d'exposé des motifs? Rien qui assure mon peuple de la bienveillance que je te porte! Docteur, tu es trop modeste; demain ce décret sera dans la Gazette, avec un exposé fait de la main de ton maître et de ton ami. Adieu; ces messieurs m'ont fatigué. Le docteur sortit d'un pas léger, la tête haute, les yeux brillants; il était encore plus her et phis inso- lent que de coutume. Charmant retomba dans sa rê- verie et songea que, malgré tout, il n'était pas le plus malheureux des princes, puisque le ciel lui avait donné un ami. Tout à coup, sans se faire annoncer, entra dans la chambre du roi le plus étrange petit docteur qu'on ait jamais vu dans un château. Il avait une perruque blanche et bouclée qui lui tombait au milieu du dos, une barbe couleur de neige qui lui descendait au bas de la poitrine, et avec cela des yeux si vifs et si jeunes, IMF VkV. 347 qu'on eût dit qu'ils étaient venus au monde soixante ans après le reste du corps. — Où sont ces drôles? cria-t-il d'une voix pointue en frappant avec sa canne. Où sont-ils, ces ignorants, ces cuistres, ces malappris, qui ne m'ont pas at- tendu? Ahl dit-il au roi stupéfait, vous êtes le patient, c'est fort bien; tirez- moi votre langue, vite, je suis pressé. — Qui étes-vous? dit le roi. — Le docteur Vérité, le plus grand médecin du monde; vous le ver- rez bientôt, malgré ma modestie. Demandez à Wieduwillst, mon élè- ve, qui m'a fait venir du pays des Songes; je guéris tout, jusqu'aux jnala- dies qui n'en sont pas. Tirez-moi votre langue; bien. Où est la consultation? très-bien. Anémie, asinm! Pléthore, asine! Névrose, asinonim! Boire de l'eau claire, asininum! Savez-vous quelle est votre maladie? C'est le chagrin, et pis encore, 0-48 PIF PAF. — Vous vovez cela? dit Chaniiaiit tout eflVavé. — Oui, mou fils, c'est écrit sur votre laugue. Mais je vous guérirai; demain à midi ce sera fait. — Demain, dit le roi, mais tous mes trésors... — Silence! mon fils. Quel est ce portefeuille? celui du ministre? Bien. Signez-moi ces trois papiers? — Ce sont des décrets en blanc, dit le roi. Qu'en voulez-vous faire? — Ce sont mes ordonnances à moi. Contraria con- trariis curanhir; signez. Bien, mon fils, soyez obéis- sant; demain, à midi, vous serez gai comme un pin- son. Première ordonnance : Si vis pacem^ para pacem; je supprime six régiments. Seconde ordonnance : Un sou dans la poche du paysan en vaut vingt dans la caisse du prince; je supprime le quart des impôts. Troisième ordonnance : La liberté est comme le so- leil, c'est le bonheur et la fortune du pauvre; laissez- lui sa place au soleil. J'ouvre les prisons politiques et je démolis les prisons pour dettes. Vous riez, mon tils; c'est bon signe quand un malade rit de son mé- decin. — Oui, dit Charmant, je ris en songeantàla figure (jue ferait demain Wieduwillst, s'il lisait ces ordon- nances dans la Gazette de la cour. Assez de folies, PIF PAF. 349 docteur boulTou, rendez-moi ces papiers; liiiissoiis celle farce de carnaval. — Qu'esl-ce cela? dit le petit homme en prenant le décret de régence. Le ciel me pardonne, c'est une abdication! Y pensez-vous, prince Charmant? Quoi! l'héritage de vos pères, ce peuple que Dieu vous a con- tîé, ton honneur, ton nom, lu jetles tout aux pieds d'un aventurier? Tu te laisses détrôner et duper par un perfide? Cela n'est pas possible, cela ne me va pas; je m'y oppose, entends -tu? — Quel est l'insolent qui tutoie son prince? — N'y faites pas attention, reprit le médecin; je suis de la religion des quakers et des amis de la paix. La politesse n'est pas dans les mots. Charmant, es-tu fou? est-ce que tu rêves? N'as-tu plus rien dans le cœur? — C'est trop fort! cria le roi. Sors d'ici, miséra- ble, ou je te fais passer par la fenêtre. — Sortir? cria le petit docteur de sa voix la plus aigre. Non! pas avant que j'aie anéanti cet acte de fo- lie et de stupidité. Ton abdication, je la déchire, je la foule aux pieds. Charmant saisit ce furieux et appela ses gardes. Personne ne répondit. Tantôt menaçant, tantôt sup- r)50 v\v viiV. pliant, le petit vieillard se débattait avec une in- croyable vivacité. D'un coup de pied il jeta la lampe parterre; mais le roi, sans s'effrayer de l'obscurité, tenait ferme le sorcier dont les forces faiblissaient. — Laissez-moi, murmurait l'inconnu; au nom du ciel, laissez-moi. Vous ne savez pas ce que vous faites, vous me brisez le bras. Paroles et prières, tout était inutile. Soudain, pif! paf! pif! paf! une volée de soufilets lancée par une main hardie s'abat sur les joues du roi. Surpris, Charmant lâche prise et se jette à l'aventure sur son invisible ennemi. Mais il ne saisit que le vide, tré- buche et appelle à grands cris un secours qui ne vient pas. Pareille chose ne fût pas arrivée chez un mi- nistre; les rois sont toujours les plus mal gardés. Vlli LA l-IN u'u.N UÈVE. Eiihii une porte s'ouvrit. Rachimbourg entra, sui- vant l'étiquette, atin de déshabiller Sa Majesté; le lidéle serviteur parut fort intrigué de trouver le roi sans lumière et marchant à tâtons le long des murs, — Où est-il, ce médecin du diable? demanda Char- mant, qui écumait de fureur. PIF PAF. • 7)51 — Sire, (lit le valet de chambre, il y a plus d'une heure que Son Excellence a quitté le château. — Qui te parle de Wieduwillst? cria le roi. Où est passé le scélérat qui vient de m'insulter? Rachimbourg regarda le prince d'un air contrit et leva les yeux au ciel en soupirant. — Un homme est sorti par cette porte qui mène chez toi, dit Charmant. Comment est-il entré? par où s'est-il sauvé? — Sire, dit Rachimbourg, je n'ai point quitté mon poste, et je n'ai vu personne. — Je te dis qu'un homme était dans cette chambre il y a un instant. — Sire, Votre Majesté ne se trompe jamais; si un homme était dans cette chambre, il y est encore, à moins qu'il ne se soit envolé, ou que Votre Majesté n'ait rêvé. — Triple sot, ai-je l'air d'un homme qui rêve? Cette lampe, est-ce moi qui l'ai renversée? Ces pa- piers, est-ce moi qui les ai déchirés? — Sire, dit Rachimbourg, je ne suis qu'un ver de terre; Dieu me préserve de démentir mon souverain. Votre Majesté me paye, ce n'est pas pour que je la contrarie. Mais il y a cette année une épidémie de 352 FM F PAF. rêves singuliers. On ne sait pas tout ce qu'on peut faire ou souffrir endormant. Pas plus tard que tout à l'heure, le sommeil m'a pris malgré moi, et si je n'étais pas sûr d'avoir rêvé, j'affirmerais qu'une main invisible m'a donné deux soufflets qui m'ont réveillé en sursaut. — Deux soufflets î dit le roi ; c'est le fant(5me! — Votre Majesté a mille fois raison, je ne suis qu'une bête, s'écria Rachimbourg; c'est le fantôme! — Et je ne l'ai pas reconnu! dit Charmant. Pour- tant c'était sa voix et son geste. Que veux dire ceci? Est-ce une insulte nouvelle? Est-ce un avis du ciel? Y a-t-il un danger qui me menace? N'importe, je res- terai dans mes États. Mon ami, pas un mot de tout ceci; prends cette bourse, garde-moi le secret. — C'est le troisième, murmura le fidèle Rachim- bourg; sur quoi il déshabilla le roi avec un zèle et PIF VM\ 555 une adresse qui plusieurs fois lireiiL sourire Sa Ma- jesté. Tant d'émotions coup sur coup éloignent le som- meil. 11 faisait petit jour quand le prince s'endormit, et grand jour quand il s'éveilla. Dans ce premier moment qui n'est plus le somnieil et qui n'est pas encore le réveil, Charmant crut entendre un bruit étrange; les cloches sonnaient, les canons tonnaient, trois ou quatre nuisiques militaires jouaient chacune un air différent. Il ne se trompait pas; c'était un cha- rivari infernal. Le roi sonna, Rachimbourg entra, te- nant à la main un bouquet de fleurs. — Sire, dit-il, que Sa Majesté permettre au plus humble de ses serviteurs de lui exprimer le premier la joie universelle. Votre peuple est ivre de recon- naissance et d'amour. L'impôt diminué! les prisons ouvertes! l'armée réduite! Sire, vous êtes le plus grand roi du monde; jamais la terre n'a vu un prince tel que vous. Montrez-vous au balcon; répondez à ces cris de Vive le roi! souriez à ce peuple qui vous bénit. Rachimbourg n'acheva pas, les larmes lui coupè- rent la voix; il voulut s'essuver les veux; mais il était si ému qu'au lieu de son mouchoir, il tira la Gazette de la cour et se mit à la baiser comme un fou. 45 35/* PIF PAK. Charmanl prit le journal, et, laiidis qu'on l'habil- lait, essaya en vain de rassembler ses idées. Par quel hasard ces folles ordonnances se trouvaient-elles dans le journal officiel? Qui les y avait portées? Gomment Wieduwillst ne paraissait-il point? Le prince voulait réfléchir, consulter, interroger; mais le peuple était là, sous les fenêtres : on ne fait pas attendre cette autre majesté. Dés que le roi parut au balcon, il fut salué par des cris d'enthousiasme qui, malgré tout, lui firent battre le cœur. Les hommes lançaient leurs chapeaux en l'air, les femmes agitaient leurs mouchoirs, les mères élevaient leurs enfants en l'air et leur faisaient tendre au ciel des mains innocentes en répétant Vive le roi! Les gardes du palais avaient des fleurs au bout des fusils, les tambours battaient au cham}), les offi- PIF PAF. 355 ciers remuaient leurs épces qui brillaient au soleil. C'était un délire. L'émotion générale gagna Char- mant; il se mit à pleurer sans trop savoir pourquoi. A l'instant midi sonna; le fantôme avait raison, le prince était guéri. Après la foule, ce fut le tour des corps de l'État, qui tous, ministres en tête, vinrent féliciter et remer- cier le roi d'avoir si bien compris les vœux de ses fidèles conseillers. Un seul personnage manquait à la fête; c'était Wieduwillst. Où avait-il caché sa fureur et son dépit? On l'ignorait. Un billet mystérieux reçu le matin même l'avait décidé à fuir; et cependant ce billet ne contenait que ces simples mots : Le roi sait tout! Qui avait écrit cette lettre fatale? Ce n'était pas le prince; seul peut-être dans le palais il songeait à son ministre, et s'étonnait de ne pas le voir auprès de lui. Tout à coup Tonto entra pâle et défait; il courut au roi et lui remit un pli cacheté qu'un officier ap- portait à bride abattue. Le gouverneur de la province, le général Bayonnette, annonçait au prince une ter- rible nouvelle; les six régiments licenciés s'étaient révoltés, Wieduwillst à leur tête. Les séditieux avaient proclamé la déchéance du roi, qu'ils accusaient de 356 PIF PAF. crimes abominables, et notamment dn menrtre de la reine. Ils étaient nombreux, bien commandés; ils approchaient de la ville, à peine défendue par quel- ques régiments douteux et mécontents. Bayonnette suppliait le roi de venir à l'instant même et de pren- dre le commandement; une heure de retard, tout était perdu. Entraîné par Tonto et par liachimbourg, le roi, suivi de quelques officiers, sortit secrètement du palais. Une proclamation placardée sur les murs de la ville, et affichée à tous les coins de rue, déclara qu'il njy avait rien de vrai dans les bruits que faisaient courir quelques malveillants, et que jamais l'armée n'avait été ni plus dévouée ni plus fidèle. Ce fut alors une panique universelle; la Bourse baissa de quatre francs en une demi-heure, et ne remonta que sur la nouvelle non officielle que le roi avait été bien reçu au quartier général. IX AUX GRANDS MAUX LES GRANDS REMEDES. La nouvelle était fausse; le prince avait été très- froideinent accueilli. C'était sa faute. Triste, abattu, 1>11" V\\\ 357 rêveur, Charmant n'avait trouvé ni une plaisanterie pour les soldats ni un mot de confiance pour les offi- ciers. 11 entra sous la tente du général et se laissa tomber sur un siège en soupirant. Tonlo n'était guère moins accablé. — Sire, dit Bayonnette, laissez-moi vous parler avec la franchise d'un soldat, avec la liberté d'un an- cien ami. L'armée murmure, elle hésite; il faut l'en- lever ou nous sommes perdus. L'ennemi est en vue, attaquons. Cinq minutes décident quelquefois du des- tin des empires; nous en sommes là. N'attendez pas qu'il soit trop tard. — C'est bien, dit le roi; faites monter à cheval; dans un instant je suis à vous. Resté seul avec Rachimbourg et Tonto, le roi prit la parole, et d'un ton désespéré : — Mes bons amis, dit-il, quittez un maître qui ne peut plus rien pour vous. Je ne disputerai point à mes ennemis une vie misérable. Trahi par l'amitié, assas- siné par un perfide, je reconnais dans mon malheur, la main de Dieu qui me frappe. C'est le châtiment de mon crime; j'ai tué ia reine par ma stupide ven- geance; fheure est venue d'expier ma faute; je suis prêt. 358 PIF PAF. — Sire, dit Tonto, essayant de sourire, secouez ces tristes pensées. Si la reine était là, elle vous dirait de vous défendre. Vous pouvez m'en croire, ajouta-t-il en tortillant sa moustache naissante. Je connais les femmes, moi ! Fussent-elles mortes, elles aimeraient encore à se venger. D'ailleurs vous n'avez pas tué la reine; et peut-être n'est-elle pas si morte que vous pensez. — Enfant, qu'est-ce que tu dis? s'écria le roi. Tu perds la tête. — Je dis qu'il y a des femmes qui font exprès de mourir pour faire enrager leurs maris; pourquoi n'y en aurait-il pas qui ressusciteraient pour les faire en- rager davantage? Laissez les morts; songez aux vivants qui vous aiment. Vous êtes roi, battez-vous en roi; et s'il faut tomber, tombez en roi. — Sire, dit Bayonnette, entrant l'épée à la main, le temps presse. — Général, faites sonner le boute-selle, cria Tonto, nous partons. Charmant laissa sortir le général, et regardant Tonto : — Non, dit-il, je ne partirai pas. Je ne sais ce que j'éprouve; je me fais horreur à moi-même. Je ne FI F PAF. 359 crains pas la inorl, je vais me tuer, et cependant j'ai peur, je ne me battrai pas. — Sire, dit Tonto, au nom du ciel, rappelez votre courage. A cheval, il le faut. — Grand Dieu! s'écria- t-il en se tordant les mains, le roi ne m'écoute pas, nous sommes perdus! — Allons, dit-il, en prenant le prince par son manteau, levez-vous, sire; à cheval, malheureux! Charmant, sauve ton royaume, sauve ton peuple, sauve tout ce qui t'aime. Lâche! regarde- moi ; je ne suis qu'un enfant, je vais mourir pour toi. Ne te déshonore pas, bats -toi. Si tu ne te lèves pas, moi, ton serviteur, je t'insulte; tu es un lâche, en- tends-tu, un lâche! Et, pif! paf ! voilà le roi soufUeté par un page inso- lent. — Mort et danmationî cria le roi en tirant son épée. Avant de mourir j'aurai le plaisir de tuer ce misérable! Mais le misérable avait couru hors de la tente. D'un bond il avait sauté à cheval, et l'épée à la main, il marchait droit à l'ennemi en criant : — Le roi! mes amis, le roi! Sonnez, trompettes! En avant! en avant! Charmant^ fou de colère, avait lancé so:i cheval a r.GO IMF IWF. la poursuite du i)age. Gomuie un taureau à (jui on tend le drapeau rouge, il courait tête baissée, sans s'inquiéter du danger ni de la mort; Bayonnette courait après le roi; l'armée courait après son géné- ral : c'est la plus belle cbarge de cavalerie qu'on ait jamais vue dans l'bisloire. Au bruit des escadrons qui faisaient trembler la terre, l'ennemi, surpris, eut à peine le temps de se mettre en bataille. Mais un homme a reconnu le roi; c'est l'infameWieduwillst. Charmant est seul, et, tout occupé de sa vengeance, il ne voit rien que le page qu'il poursuit. Le traître se précipite sur le prince, e sabre au i)Oing. C'en était fait du roi, si, par un PIF PAF. 501 dévoueinent hardi, Tonto, enfonçant l'éperon dans le ventre de son cheval, n'eût fait cabrer l'animal et ne l'eût jeté snr Wieduwillst. Le page reçut le coup des- tiné à son maître; il poussa un grand cri, ouvrit les bras et tomba; mais au moins sa mort fut vengée. Dans la gorge du perfide médecin le roi enfonça son épée jusqu'à la garde, et, avec un certain plaisir, la retira toute dégouttante de sang. L'homme est dé- cidément le roi des animaux... féroces. La mort du traître décidait la journée. L'armée royale, électrisée par l'héroïsme de son chef, eut bientôt dissipé quelques bataillons sans consistance. La rébellion, qui n'avait plus rien à espérer, demanda grâce, et fut aussitôt écoutée par un prince heureux et clément. Une heure après être sorti de ce camp où il voulait mourir. Charmant y rentrait en triomphateur, ra- menant avec lui et vainqueurs et vaincus, confondus dans les mêmes rangs. Les premiers criaient fort, les seconds bien davantage. Rien n'aiguise le dévoue- ment comme un peu de trahison. 40 562 ViV PAF. X ou l'on voit qu'il ne faut pas JUGEli LES GENS SUll l'aPPARENCE. ET QUE TONTO n'ÉTAIT PAS TONTO. Le roi entra dans la tente pour s'y reposer un in- stant; la vue de Rachimbourg lui remit Tonto en mé- moire. — Le page est mort? demanda- t-il. — Non, sire, répondit Rachimbourg; malheureu- sement pour lui, il vit encore; il est perdu. Je l'ai fait transporter à deux pas d'ici, chez sa tante, la marquise de Costoro. — C'est le neveu de la marquise? dit le roi. On ne me l'a jamais dit. — Votre Majesté l'aura oublié, répondit tranquille- ment le valet de chambre. Le pauvre enfant a une grave blessure à l'épaule; il ne s'en relèvera pas. Ce serait un grand bonheur pour lui que de voir Votre Majesté avant que de mourir. — C'est bien, dit le roi ; conduis-moi près de ce moribond. En arrivant au château, le roi fut reçu par la mar- quise et introduit dans une chambre où les rideaux IMF PAF. 363 lie laissaient entrer qu'un jour douteux. Sur un lit de repos était couché le page, pale et sanglant; il eut cependant la force de soulever la tête et de saluer le roi. — Qu'est ceci? s'écria Charmant; voilà la plus étrange blessure que j'aie vue de ma vie : le page n'a plus qu'une moustache. — Sire, dit la marquise, c'est probablement le 1er du sabre qui aura brûlé l'autre moustache en passant. Rien n'est capricieux comme les plaies d'armes blan- ches. Chacun sait ça. — Quel prodige! dit le prince; d'un coté c'est Tonto, mon page, ce mauvais sujet; de l'autre, c'est... non, je ne me trompe pas, c'est toi, mon bon ange et mon sauveur, c'est toi, ina pauvre Pazza. Et le roi se mit à deux genoux, et prit une main qu'on lui abandonnait. — Sire, dit Pazza, mes jours sont comptés, mais avant de mourir... — Non, non, Pazza, tu ne mourras pas! s'écria le prince tout en larmes. y i» 504 Vil PAF. — Avant de mourir, ajouta-t-elle eu baissant les yeux, je voudrais que Votre Majesté me pardonnât les deux soufflets que ce matin, dans un zèle indiscret... — Assez, dit le roi; je te pardonne. Après tout, un trône et l'honneur valent bien... ce que j'ai reçu. — Hélas ! dit Pazza, ce n'est pas tout. — Comment, dit le roi, qu'y a-t-il encore? — Sire, s'écria la marquise, qu'avez-vous fait? Voilà mon enfant qui se meurt. — Reviens à toi, Pazza, s'écria le roi. Parle, et sois sûre que je te pardonne d'avance tout ce que tu as fait. Hélas! ce n'est pas toi qui as besoin de pardon. — Sire, le docteur, le petit docteur qui s'est per- mis de donner à Votre Majesté... — Vous l'avez envové? dit le roi en fronçant le sourcil. — Non, sire, c'était moi-inème. Hélas! que n'aU" rais-je })as fait j)our sauver mon roi? C'est moi qui, toujours pour retirer Votre Majesté des embûches d'un traître, me suis permis d'appliquer... — Assez, dit Charmant, je te pardonne, quoique la leçon ait été un peu forte. — Hélas ! ce n'est pas tout, dit Pazza. — Encore! dit le roi en se levant. IMF 1»AI'. 565 — Ml! ma tante, je me trouve mal, dit la pauvre Pazza. Cependant, à force de soins, elle revint à la vie, et tournant des veux languissants vers le roi tout ému : — Sire, dit-elle, la bohémienne du bal masqué, qui s'est permis... — Était-ce toi, Pazza? dit Charmant. Oh! pour ceux-là, je te les pardonne, je les ai bien mérités. Douter de toi, la sincérité même. Mais, j'y pense, s'é- cria le roi, te souviens-tu de ce serment téméraire que tu me Us le soir de notre mariage? Méchante, tu as tenu ta promesse; à moi de tenir la mienne. Pazza, dépeche-toi de guérir et de rentrer dans ce château d'où le bonheur est sorti avec toi. — J'ai une dernière faveur à denumder à Votre Ma- jesté, dit Pazza. Rachimbourg a été témoin ce matin d'une scène dont je rougis et que tout le monde doit ignorer. Je recommande à votre bonté ce fidèle servi- teur. — Rachimbourg, dit le roi, prends cette bourse, et, sur ta tête, garde-nous le secret. Rachimbourg mit un genou en terre auprès du lit de la reine, et, baisant la main de sa souveraine : 50C PIF PAF. — Majesté, dit-il tout bas, c'est le quatrième se- cret, et le quatrième... Puis, se relevant : — Dieu bénisse la main qui m'étrenne! cria-t-il à baute voix. Quelques moments après cette scène touchante, Pazza était endormie. Le roi, toujours inquiet, causait avec la marquise. — Ma tante, disait-il, croyez-vous qu'elle guérisse? — Bah ! dit la vieille daine, le plaisir fait revenir des portes du tombeau la femme la plus malade. Qu'est ce donc que le bonheur? Embrassez la reine, mon neveu, cela lui fera ])lus de bien que tous vos médecins. PIF PAF. 567 Le roi se baissa vers la reine endormie et la baisa sur le front. Un sourire angélique, un songe heureux peut-être, éclaira ce pale visage. Et le roi se mita pleurer comme un enfant. XI ou IL EST PUOUVÉ QUE L.\ FEMME DOIT OBÉISSANCE A SON MARI. La marquise avait raison (les femmes ont toujours raison... passé soixante ans). Quinze jours de bonheur mirent Pazza sur pied et lui permirent de faire une entrée triomphale auprès du roi son époux. Sa pâleur et son bras en écharpe ajoutaient encore à sa grâce et à sa beauté. Charmant n'avait d'yeux que pour la reine, et le peuple faisait comme le roi. Pour arriver au château, il fallut plus d'une heure. L'édilité de la capitale des Herbes-Folles n'avait pas élevé moins de trois arcs de triomphe, forteresses menaçantes, défendues chacune par trente-six dépu- tations et trente-six discours. Le premier arc, fait en treillis, garni de fleurs et de verdure, portait pour inscription : AU TLUS TENDRE ET AU PLUS FIDÈLE DES ÉPOUX. 5G8 PIF I» AT. 11 était confu' à la garde de cinq ou six mille jeunes filles, en robes blanche et en rubans roses. C'était (ainsi roucoulaient ces innocentes colombes), c'était le printemps de l'année, l'espérance de l'avenir qui venait saluer la Gloire et la Beauté. Le second monument, plus lourdement construit, en charpentes couvertes de tapisseries, portait au sommet la Justice, louchant sous son bandeau, et tenant sa balance de travers. Au-dessous était écrit: AU rÈRE DU PEUPLE, AU MEILLEUR ET AU PLUS SAGE DES PRINCES. Des prêtres, des administrateurs, des magistrats en robes de toutes les couleurs, y figuraient la Religion, la Sagesse et la Vertu; du moins c'est ce que dirent au roi ces vénérables et discrètes personnes qui ne se trompent jamais. Venait enfin un arc immense, véritable trophée militaire, construit avec des canons, et portant pour devise : AU PLUS IIAR0[ ET AU PLUS VAILLANT DES ROIS. C'est là que l'armée attendait son général et que la reine fut saluée par la voix majestueuse de cent ca- PIF FAF. 369 lions et de deux cents tambours. Toute éloquence hu- maine faiblit auprès de celle-là et lui laisse toujours le dernier mot. Je vous fais grâce du dîner, qui n'en linit pas, et des soixante autres discours qu'on tira de la Gazette de la cour, où ils avaient déjà servi deux ou trois fois, et qu'on y remit en dépôt, à l'usage des générations futures ; il n'y a rien de plus monotone que le bonheur, et il faut être indulgent pour ceux qui le chantent of- ficiellement. En pareil cas, le plus habile est celui qui en dit le moins. Enfin elle s'acheva, cette interminable soirée où le roi avait prodigué ses plus aimables sourires à des gens que du fond de l'âme il envoyait au diable. A minuit. Charmant conduisit la reine non plus à la tour, mais dans la chambre nuptiale. Là une surprise attendait Pazza. Au fond de la pièce il y avait un 47 370 HIF PAF. transparent illuminé, et sur ce transparent on lisait des vers si mauvais, qu'un roi seul en pouvait être l'auteur. Voici ces vers, que la Gazette oflicielle ne pu- blia pas, mais qui nous ont été conservés par un de ces indiscrets qui ne laissent rien perdre des sottises passées. Ce sont les chiffonniers de l'histoire. Gare aux soufllets ! paresseux indociles, Qui vous rouillez dans vostre oysiveté! Gare aux soufflets! flatteurs, asmes serviles, Qui cachez mal sous des formes civiles Vostre impudence et rostre avidité. Graves docteurs, fatidiques sibylles. Adroits vendeurs de grands mots inutiles Qui vous moquez de nostre lascheté, Gare aux soufflets ! Et vous, maris, cœurs ingrats et mobiles. Qui vous croyez politiques habiles En desdaignant l'amour et la bonté. Si quelque jour vos femmes moins futiles, Escoutaient mieux une juste fierté, Gare aux soufflets ! — Sire, dit Pazza, que signifie cette énigme? — Gela signifie que je me rends justice, dit le roi . Je ne suis rien que par toi,, ma chère Pazza; tout ce- PIF PAF. 571 que je sais, tout ce que je pense, je te le dois. Quand tu n'es pas là, je ne suis qu'un corps sans ame, et je ne fais que des sottises. — Sire, dit Pazza, Votre Majesté me permettra de la démentir. — Mon Dieu, reprit le roi, je n'affecte pas une fausse modestie; je sais bien que je suis la plus forte tête de mon conseil; mes ministres eux-mêmes sont forcés de le reconnaître, ils sont toujours de mon avis; mais avec tout cela, il y a plus de sagesse dans ton petit doigt que dans toute ma royale cervelle. Aussi mon parti est arrêté. Que ma cour, que mon peuple célèbre ma sagesse, ma bonté et même ma vaillance, c'est bien, j'accepte cet hommage. Toi seule as le droit d'en rire, et tu ne me trahiras pas. Mais, dès aujourd'hui, je t'abandonne ma puis- sance. Le roi, ma chère Pazza, ne sera que le premier de tes sujets, le ministre fidèle de tes volontés. Tu feras la pièce, je la jouerai; les bravos seront pour moi, suivant l'usage, et je te les revaudrai à force d'amour. — Mon ami, dit Pazza, ne parlez pas ainsi. — Je sais ce que je dis, re])rit le roi avec vivacité; je veux que tu commandes, j'entends (pie, dans mon 572 PIF PAF. empire comme dans ma maison, rien ne se fasse que par toi ; je suis le maître, je suis le roi, je le veux, je l'ordonne. — Sire, dit Pazza, je suis votre femme et votre ser- vante, mon devoir est de vous obéir. Après quoi, dit la chronique, ils vécurent long- temps, heureux et contents; ils s'aimèrent beaucoup et ils eurent beaucoup d'enfants. Des meilleurs contes c'est la morale, et de toutes les bonnes histoires C EST LA VRAIE FIN. i " '^■«r<,it^^ TABLE A MADEMOISELLE GaBRIELLE DE LA BoULAYE 1 Introduction 5 YvoN ET Finette. — Conte breton 17 La bonne Femme. — Conte norvégien 95 PouciNET. — Conte finlandais 155 Contes bohèmes. . 185 I. — Une Visite à Prague 185 II. — Es-tu content? ou rilistoire des Nez 197 IlL — Le Pain d'or 205 374 TABLE. IV. — La Chanson du Hussard 21C V. — L'Histoire de Swanda la Cornemuse 221 VL — Les Oies du bon Dieu 232 VIL — Les Douze mois 257 VIII. — L'Histoire du roi de Samarie 252 Les trois Citrons. — Conte napolitain. . , 257 Pif Paf, ou l'Art de gouverner les iiojimes. — Conte de tous les pays 299 I. — Le roi Bizarre et le prince Charmant 299 II. — Mademoiselle Pazza. . . 502 III. — La première Leçon 508 IV, — Les Noces de Pazza 514 V. — Un effroyable Événement 522 VI. — Le Bal masqué 527 VII. — Deux Consultations 540 VIII. — LaFindunRcve 550 IX. — Aux grands maux les grands remèdes 356 X. — Où Ton voit qu'il ne faut pas juger les gens sur l'appa- rence, et que Tonto n'était pas Tonto 562 XL — Oïl il est prouvé que la femme doit obéissance à son mari. 567 \nis. — IMI'. SIMON IIAÇON Kl' COMP., l;ur: u'EnFUIlTII, 1. L'-n ir La Bibliothèque Université d'Ottawa Échéance The Library University of Ottawa Date due 1 1 AVR. 12AVR. '993 1993 a390 0-3 002^3807i4b / H% CE^PQ 232 3 .L2C6 1864 COO LABCULAYE, 6 CONTES BLEUS ACC# 1224358